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idées d’émancipation capables de rompre cette bonne harmonie. » Cette défiance ne semble s’être manifestée que dans quelques cas particuliers. Les délégués français se plaignent qu’aucune autre nation, sauf la Suisse, n’ait jugé à propos d’envoyer à l’exposition des ouvriers choisis par leurs camarades : les cantons de la Suisse, nous disent-ils, accordèrent des subventions à cette délégation ouvrière.

Ces détails montrent que les délégués de 1873 se trouvaient dans des conditions de complète indépendance ; ils ne recevaient du gouvernement aucun subside, ils n’étaient plus soumis à la tutelle d’une commission supérieure, ils vivaient enfin tous ensemble dans des chambrées, loin de l’autorité française, et ne devaient pas échapper à cette effervescence que produit inévitablement le contact prolongé d’un grand nombre d’hommes de même opinion et de même profession. C’est pour cette raison sans doute que les résolutions collectives prises par cet ensemble de délégués sont incomparablement plus radicales que les propositions des différens rapports partiels. Nous avons dit qu’on devait rédiger un rapport d’ensemble : ce rapport n’a pas paru, et probablement ne paraîtra pas ; mais après plusieurs conférences dans les baraquemens de Vienne le préambule en a été arrêté et voté. C’est une sorte de manifeste ; la plupart des réformes qu’il demande n’ont rien en elles-mêmes de révolutionnaire : la création de chambres syndicales, de sociétés coopératives, le développement de l’instruction générale et de l’instruction professionnelle ; mais ces vœux sont formulés dans des termes qui sont peu mesurés, et on y joint des formules qui témoignent d’un grand penchant à l’utopie. C’est ainsi que, dans les sociétés coopératives de production, le manifeste ne veut admettre qu’une participation égale pour tous les sociétaires ; c’est ainsi encore qu’il déclare que les sociétés de crédit mutuel sont un moyen d’arriver « progressivement à l’annulation complète de l’intérêt du capital. » Quand ils s’expriment individuellement, la plupart des délégués, non pas tous, ont un langage plus retenu et plus sensé. Il est visible que dans les réunions générales l’élément violent et déclamatoire domine : la nature humaine le veut ainsi.

La tâche des délégués ouvriers à l’exposition de Vienne était double, d’abord technique, ensuite sociale. Les programmes ou les questionnaires qu’avaient rédigés la plupart des corporations ne négligeaient ni l’un ni l’autre de ces points de vue. Ce serait se tromper que de regarder les délégués comme de simples commissaires enquêteurs sur la situation de la population laborieuse à l’étranger. La plupart ont étudié avec beaucoup de soin les produits exposés ; ils les décrivent et ils semblent les juger avec compétence, généralement avec impartialité. Les envoyés de certaines corporations avaient à examiner quelques problèmes spéciaux à