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oratoires, pour les empereurs qui les maltraitent, et demandant pour eux « une longue vie, un règne heureux, une famille unie, des armées victorieuses, un sénat fidèle, un peuple soumis et l’univers en repos. » Ces sentimens, on n’en peut douter, étaient ceux des chefs de l’église et du plus grand nombre des fidèles. Les évêques ont toujours prêché le respect des puissances ; hommes de gouvernement et d’action, ils cherchaient à s’accommoder autant que possible avec l’autorité civile et se seraient gardés de l’irriter par des bravades insolentes. Les simples chrétiens, surtout dans l’Occident, n’oubliaient pas qu’ils étaient Romains. Les persécutions même ne les changeaient pas ; plus on les frappait, plus ils éprouvaient le besoin de se montrer soumis et fidèles pour désarmer leurs ennemis. Il faut reconnaître pourtant qu’ils n’étaient pas tous aussi résignés. Il y en avait que l’injustice et la cruauté des persécuteurs jetaient hors d’eux-mêmes, qui rendaient à ce pouvoir odieux haine pour haine, et qui, ne pouvant lui répondre par la force, se soulageaient au moins par la menace. Ceux-là, les chants sibyllins nous révèlent leur existence et leurs sentimens, et, comme ils devaient être en somme assez nombreux, il est bon d’en tenir compte et d’essayer de les connaître. Ils appartenaient surtout à ces populations orientales que la domination romaine n’avait qu’entamées ; de plus ce devaient être d’ordinaire de pauvres gens : comme ils n’avaient rien à conserver, ils ne savaient aucun gré à l’empire de maintenir l’ordre et la paix. C’étaient surtout des esprits remuans, audacieux, peu capables de mesure, mal faits pour l’obéissance ; ils devaient former dans les communautés chrétiennes le parti des insubordonnés et des radicaux. On a signalé chez eux une âpreté singulière de revendications démocratiques. Dans leurs rêves d’avenir, ils imaginent d’abord un pays et un temps où les biens seront mis en commun : « La terre alors sera partagée entre tout le monde. On ne la divisera pas par des limites, on ne l’enfermera pas dans des murailles. Il n’y aura plus de mendiant ni de riche, de maître ni d’esclave, de petits ni de grands, plus de rois, plus de chefs ; tout appartiendra à tous. » On dira peut-être que ce ne sont là que des rêves de l’âge d’or, ou des souvenirs de la vie des premiers chrétiens ; mais il y a partout, dans ces souvenirs et ces rêves, un accent de passion où l’on sent la rancune d’anciennes souffrances. La même violence se retrouve dans leurs invectives contre les riches. « Pour agrandir leurs domaines, disent-ils, et se faire des serviteurs, ils pillent les misérables. Ah ! si la terre n’était pas assise et fixée si loin du ciel, ils se seraient arrangés pour que la lumière ne fût pas également répartie entre tous. Le soleil, acheté à prix d’or, ne luirait plus que pour les riches, et Dieu aurait été