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Autant d’esclaves sont allés d’Asie dans les demeures des Italiens, vingt fois autant d’Italiens s’en iront servir en Asie dans l’outrage et la pauvreté ! »

Ce qu’il est plus important encore de remarquer, c’est que la religion est le seul motif de la colère des poètes sibyllins ; ils en veulent beaucoup moins à Rome de leur enlever leur indépendance que d’attaquer leur dieu. En somme, les nationalités ont peu résisté à la domination romaine ; elles se sont effacées devant elle ou accommodées à sa suprématie ; mais les religions sont plus tenaces, et Rome n’en aurait pas eu aussi aisément raison. On sait qu’en général elle les a respectées ; jamais elle n’a cherché à détruire celle des peuples qu’elle venait de vaincre[1], ou à leur imposer la sienne ; c’est cette sagesse qui lui a rendu la conquête du monde plus facile. Le judaïsme et le christianisme sont les deux seuls cultes qu’elle ait maltraités, et il faut regarder les chants sibyllins comme une réponse à cette intolérance. Dès lors les emportemens qu’on y trouve s’expliquent : les haines religieuses sont seules capables de ces violences. Seules aussi elles peuvent donner à ceux qu’elles possèdent une opiniâtreté d’espérance qui résiste à tous les mécomptes et que rien ne peut décourager. Les chrétiens et les juifs, victimes de la force, avaient remis leur vengeance à Dieu, et ils attendaient avec une confiance inébranlable ce jour annoncé par leurs prophètes où leurs ennemis devaient être exterminés. Ils étaient si convaincus de cette grande catastrophe finale qu’ils en voyaient partout des signes manifestes, et qu’ils en fixaient hardiment la date. Quand cette date était passée sans avoir amené l’événement prédit, ils se contentaient d’en reculer le terme et recommençaient à l’attendre avec la même intrépidité. C’est ainsi qu’ils ont vécu pendant plusieurs siècles, sans que ces délais et ces démentis aient jamais porté la moindre atteinte à leur certitude. L’Apocalypse de saint Jean nous montre combien ils se croyaient sûrs, à la mort de Néron, de tenir leur vengeance. Les guerres civiles et les désordres de tout genre qui troublèrent alors l’empire semblaient leur donner raison : l’antechrist allait paraître, déjà les fléaux commençaient à se déchaîner sur les peuples, et le monde ne pouvait pas tarder à être détruit et renouvelé. Tout se remit pourtant, et l’empire sortit plus fort de cette crise. La confiance des sibylles n’en fut pas ébranlée ; pendant qu’autour d’elles on paraissait croire que Rome s’était rajeunie avec les Flaviens, elles

  1. Je ne parle pas de celles qu’elle poursuivit pour des motifs d’humanité. Elle ne permit pas aux druides dans la Gaule et aux prêtres de Saturne en Afrique d’immoler des enfans à leurs dieux. Tibère surtout se signala par les mesures sévères qu’il prit pour empêcher ces crimes.