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la vaillance des légions contre les menaces de l’étranger ; on ajoute une confiance entière à tous ces témoignages de reconnaissance que le monde prodiguait à ses maîtres pour le bien-être et la paix qu’ils faisaient régner partout. Voici pourtant des voix discordantes dans ce concert d’acclamations. Elles parlent plus bas que les autres, elles s’entourent volontiers d’obscurités, elles essaient de dérouter les soupçons en s’enveloppant dans une phraséologie prophétique ; en réalité, elles sont faciles à saisir et s’expriment avec une violence incroyable. Il y avait donc, au milieu de cette satisfaction générale, des gens qui se plaignaient, qui détestaient les Romains, qui prévoyaient et souhaitaient la ruine de la ville éternelle. Il faut assurément tenir compte de ces plaintes, mais, pour ne pas leur accorder trop d’importance, remarquons d’abord que tous ces mécontens viennent du même pays : c’est de l’Asie qu’ils sont originaires, et l’on sait que cette contrée s’est moins aisément pliée que les autres à la suprématie romaine. Rome s’assimila sans peine toute l’Europe occidentale, mais l’Asie lui a toujours un peu échappé : on n’y parlait pas sa langue, on y dédaignait sa littérature, on n’y a jamais adopté ses usages. Cette race légère de « petits Grecs, » qui s’était abattue sur tout l’Orient après Alexandre, qui avait pris les défauts des pays nouveaux qu’elle habitait sans perdre les siens, était restée surtout vaniteuse et insolente. Comme elle avait conscience de ses qualités, qu’elle se sentait si souple, si vive, si propre à tout[1], elle se croyait supérieure à ces lourds Romains, dont elle était forcée de subir le joug. Tout en les flattant beaucoup, elle ne les aimait guère, et ne résistait pas toujours au plaisir de se moquer d’eux. Sénèque dit de l’Égypte qu’elle mettait son esprit à dire des impertinences de ceux qui la gouvernaient (in contumeliam prœfectorum ingeniosa provincia), et nous savons que la populace d’Antioche se permit un jour de rire d’un empereur au théâtre et devant lui. Voilà le milieu d’où les poètes sibyllins sont sortis ; il était, comme on le voit, très mal disposé pour Rome et les préparait à lui être contraires. Il faut donc se garder d’étendre au monde entier les sentimens qu’ils expriment. C’est Antioche, c’est Alexandrie, qui se plaignent dans leurs vers passionnés, et ils traduisent surtout les colères et les rancunes de quelques provinciaux de l’Asie. Du reste ils ne cherchent pas à le cacher ; ils nous disent ouvertement quel est le pays dont l’intérêt les préoccupe et dont ils veulent venger les outrages. « Autant de richesses et de tributs Rome a enlevés à l’Asie, trois fois autant et plus encore l’Asie en reprendra sur Rome, qui paiera ses crimes avec usure.

  1. Grœculus esuriens in cœlum, jusseris, ibit.