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jalousie ou l’aveuglement de leurs contemporains, on plaint leurs erreurs et leurs déceptions, on partage leurs espérances, et on applaudit à leurs succès. Plus d’une fois le roman d’un inventeur est poignant dans ses péripéties, le sic vos non vobis jette ses ombres sur le dénoûment d’une vie de luttes et d’illusions ; mais en somme on voit que tant d’efforts ne sont pas perdus pour l’humanité, et que la semence qui tombe dans le champ des années finit par germer et porte fruit. Nous profitons avec une ingrate indifférence de tout ce labeur lentement accumulé ; les applications de la science ont pris dans notre vie une telle place, que nous avons déjà quelque peine à imaginer une société privée des services de cette armée d’esclaves muets et dociles que l’industrie met à la disposition de nos besoins et de nos fantaisies. On apprécie davantage les mille facilités de la vie moderne en lisant comment nos pères étaient pauvres dans leur richesse, comme les voyages étaient longs et pénibles, la correspondance malaisée et peu sûre, les rues misérablement éclairées, comme on était privé de confort et de tout ce superflu si nécessaire qui fait le charme de notre existence matérielle.

Je ne veux pour exemple que le sucre ; c’est l’un des sujets traités dans le nouveau volume des Merveilles de l’Industrie que M. Figuier vient de mettre au jour. Bien que le doux roseau ait été connu des habitans du Bengale depuis les temps les plus reculés, que Marco Polo ait déjà trouvé les Chinois en possession d’un procédé pour la fabrication d’un sucre noir, qu’au XIIIe siècle la canne à sucre ait été cultivée en Sicile, ce n’est qu’au XVIIe siècle et grâce aux envois d’Amérique que nous voyons le sucre entrer dans les habitudes de la vie domestique, et devenir chez les peuples d’Europe une substance de première nécessité Quand ce précieux produit arriva pour la première fois des Antilles en Europe, ce furent les apothicaires qui le reçurent à bras ouverts et en firent l’adjuvant de la plupart de leurs drogues. Par cela même cependant que le sucre fit élection de domicile dans les pharmacies, il fut d’abord assez mal vu des gens du monde, qui ne l’accueillirent qu’avec une certaine répugnance ; il n’était prisé que des esprits forts, des libertins, comme on appelait alors les gens avancés qui buvaient du café, du thé, des liqueurs. C’était d’ailleurs une grosse dépense : par économie, Mlle Scarron, belle-sœur de Mme de Maintenon, avait fait rétrécir le trou de son sucrier. En outre il y avait contre le sucre toute sorte de préjugés dont quelques traces subsistent encore de nos jours : on croyait qu’il gâtait les dents, qu’il donnait des vers, etc. Un beau jour pourtant toutes ces préventions tombèrent, le sucre fut réhabilité, adopté par les ménages, et il vint ajouter un élément des plus importans aux délices de la table. C’est de cette époque que date l’art du confiseur, et une ère nouvelle commence pour les préparations culinaires. Au XVIIIe siècle, le verre d’eau sucrée fit son apparition dans les salons ; il y eut même des régals d’eau sucrée, comme celui auquel les officiers de