Page:Revue des Deux Mondes - 1874 - tome 6.djvu/909

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

« Ce 3 septembre 1787.

« Malgré ma lassitude, il faut bien que je te raconte, mon enfant, la plus jolie partie que j’aie faite dans ma vie, et la plus extraordinaire. Imagine-toi que nous nous sommes mis en marche à une heure du matin par le plus beau temps de la nature. La lune brillait de son plus doux éclat au milieu des astres sans nombre qui jetaient des feux étincelans. Le silence de la nuit, qui n’était interrompu que par le bruit des eaux qui tombaient des rochers, et par un léger zéphyr qui agitait doucement les feuilles des sapins, cette lumière incertaine qui éclairait le monde assoupi et qui nous laissait voir tantôt des précipices, tantôt le sommet riant des montagnes et le toit de quelques chalets éloignés les uns des autres, faisaient passer dans notre âme un calme que je n’y avais jamais senti. Je trouvais en m’élevant les objets si petits que je pensais qu’il n’y avait qu’à s’élever pour les perdre totalement de vue, et de là je me peignais vivement la folie des hommes qui mettent tant d’intérêt à de si petites choses, et qui se privent Volontairement, et sans regret, du plus beau spectacle de la nature pour s’enfermer dans des murailles épaisses où ils ne sont occupés qu’à se tourmenter, à s’empoisonner et à se détruire. J’étais fâchée de tenir de si près à une aussi pitoyable espèce, et je sentais en moi quelque chose de mieux qui m’élevait, qui me faisait participer à cette œuvre générale : l’âme de la nature… Je m’asseyais de temps en temps sur la mousse pour me livrer tout entière à mes réflexions, tandis que mes deux enfans cheminaient devant, bien plus occupés, comme de raison, d’amour que de philosophie. Chaque chose a son temps : on ne peut pas savoir au printemps ce qui se passera l’été, l’automne et l’hiver ; à leur âge, on ne voit que des fleurs, on ne pense pas à ce qu’elles dureront…

« Sur les trois heures du matin environ, nous sommes venus sur la cime ; malgré mon enthousiasme, j’éprouvais bien qu’il n’y a pas de plaisir sans peine, car je n’ai peut-être de ma vie autant souffert du froid et du vent, qui était insupportable. Il fallait bien cependant attendre le jour, voir lever le soleil, comme nous l’avions projeté ; mais que devenir en attendant ? .. Mes deux petits amans s’assirent l’un contre l’autre, et si près, si près à l’abri de l’amour, qu’ils se réchauffèrent facilement ; mais moi, pauvre veuve, je grelottais dans mon petit coin, et j’en vins à un tel point de souffrance que, n’y pouvant plus tenir, je m’occupai à ramasser des branches sèches et à couper tous les buissons pour tâcher d’en allumer du feu.

« Pendant ce temps, la belle aurore préparait l’arrivée du soleil pour notre plaisir, et semait son chemin de topazes et de rubis, au milieu desquels on voyait briller l’étoile du jour. Insensiblement il parut à nos yeux comme un globe de feu d’où s’échappa en peu d’instans un foyer