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d’autrefois, hommes du monde autant que d’église, chez qui le sentiment de la dignité et la tenue suppléaient à l’ardeur de la foi. A Anisy, la vie était large et facile, Mme de Sabran en faisait les honneurs, et l’évêque de Laon voyait en elle presque une fille, comme il voyait dans le jeune fils de l’aimable femme l’héritier de son nom.

Lorsque Mme de Sabran et le chevalier de Boufflers se rencontrèrent, vers 1777, la jeune femme, déjà veuve, avait vingt-sept ans, elle s’appelait gaîment la « vieille douairière ; » le chevalier avait trente-neuf ans, il était colonel du régiment de Chartres, et il passait pour le plus galant, pour le plus spirituel des Français. La peinture, la musique, la poésie, commencèrent cette liaison, qui n’était d’abord qu’une amitié enjouée. Mme de Sabran écrit encore : « Ne m’aimez jamais que d’une amitié fraternelle, et j’aurai toujours pour vous l’amitié d’une sœur. » Pendant assez longtemps c’est ainsi. Peu à peu l’amitié se resserre, l’intérêt devient plus tendre, puis tout à coup la flamme jaillit, la passion s’est allumée, et elle ne s’éteindra plus, elle ne fera que se raviver sans cesse par l’absence, par les séparations inévitables, peut-être même par les conflits de caractères. Bien des années après, en 1787, Mme de Sabran écrira : « Avant tout, souviens-toi du deux de mai. Il sera à jamais mémorable dans mes fastes. C’est lui qui a décidé du bonheur et du malheur de ma vie : » Ce « deux de mai » de 1779 ou de 1780 avait été pour Mme de Sabran et le chevalier de Boufflers le signal d’une existence nouvelle, le commencement d’une liaison indissoluble. Sans s’afficher, en gardant au contraire la décence et la réserve d’un attachement sérieux, ils vivaient désormais l’un pour l’autre. Les obligations, les relations du monde étaient tout à la fois la protection et le tourment d’une intimité qui n’avait rien des galanteries ordinaires, qui n’était jamais aussi complète que l’aurait voulu cette gracieuse femme, heureuse et malheureuse de s’être donnée tout entière à celui qu’elle aimait avec le trouble d’une passion vraie, qu’elle captivait à son tour au point de le métamorphoser. Anisy, en ce temps-là, aux beaux mois d’été, les vit plus d’une fois « parcourir tous les deux, seuls, les bois, riant, chantant, libres de tous soucis, de tous projets, ne songeant qu’au présent, sans crainte de l’avenir, ne regrettant que le jour qui fuyait, ne désirant que le lendemain, et d’un commun accord oubliant l’univers. » Lorsque Mme de Sabran allait aux eaux, à Spa, à Aix-la-Chapelle ou à Plombières, elle savait prendre les chemins où elle était sûre de trouver le chevalier, et Boufflers à son tour, malgré son service, qui le retenait quelquefois à l’armée, franchissait lestement les distances, n’eût-il à disposer que de quelques heures. Se voir, se rencontrer à Paris ou ailleurs pour se quitter toujours plus enchantés l’un de l’autre, c’était le