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où apparaît une nature ardente et fine. Elle était, dit-on, belle à ravir avec ses cheveux blonds et ses yeux noirs. Née d’un M. de Manville et d’une mère qu’elle avait perdue en venant au monde, élevée en fille noble, un peu abandonnée de sa famille, elle s’était mariée avec un officier de marine, M. de Sabran, qui, avec de beaux services, avait cinquante ans de plus qu’elle et qui mourait bientôt en lui laissant deux enfans. Elle restait à vingt-cinq ans une jeune veuve qui aurait pu briller partout, si elle l’avait voulu, et qui se contentait d’être une des femmes les plus aimables dans le demi-jour de cette société du règne de Louis XVI et de Marie-Antoinette.

Sans être précisément de la cour, Mme de Sabran était bien vue de la reine. Elle allait à Versailles, aux fêtes de Bagatelle. Elle était liée avec les Polignac, avec la comtesse Jules et la comtesse Diane, ces étoiles naissantes de la faveur. Elle voyait les Beauvau, la maréchale de Luxembourg ; elle était l’amie de la comtesse d’Andlau, fille d’Helvétius, de la comtesse Auguste de Lamarck, depuis princesse d’Arenberg, et un moment même, plus tard, elle fut recherchée par le prince Henri de Prusse, le frère de Frédéric II, à son voyage à Paris. Sa position, son existence, étaient celles d’une personne qui avait toutes les relations sans se laisser trop entraîner dans le tourbillon mondain. Femme du XVIIIe siècle par l’éducation, par l’esprit, par les goûts lettrés comme par la culture morale, elle n’avait de son temps ni les frivolités licencieuses, ni les affectations de savante, et si elle savait l’italien, l’anglais, même un peu le latin, c’était pour dire en plusieurs langues des choses agréables, de même qu’elle avait fait ses cours de physique sans prétendre, comme Mme du Châtelet, au surnom d’Uranie. Elle avait en tout le naturel d’une femme vraie, sincère dans ses sentimens comme dans ses idées, parlant avec une spirituelle liberté même de ses dévotions de convenance, et écrivant à l’occasion : « J’ai véritablement besoin aujourd’hui de causer avec vous pour m’égayer et me distraire d’une certaine visite que je viens de faire, et quelle visite ! une visite que l’on ne fait que dans un certain temps, aux genoux d’un certain homme, pour avouer de certaines choses que je ne vous dirai pas. J’en suis encore toute lasse et toute honteuse. Je n’aimé pas du tout cette cérémonie-là. On nous la dit très salutaire, et je m’y soumets en femme de bien. »

Telle qu’elle était, chez Mme de Trudaine elle charmait M. de Malesherbes, Turgot et même l’abbé Delille. L’hiver, Mme de Sabran restait à Paris ; elle avait, elle aussi, sa chambre bleue où elle recevait ses amis. L’été, elle le passait le plus souvent chez un oncle de ses enfans, à Anisy, au château de Mgr de Sabran, évêque de Laon, duc et pair, premier aumônier de la reine, un de ces prélats