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raisons. Avant de partir, sur le conseil de Mallet Du Pan, il voulut avoir ne dernière entrevue avec les chefs du parti constitutionnel et particulièrement avec celui qui avait le plus d’intrépidité, de caractère et de force d’esprit, Adrien Duport. Ils convinrent de se voir chez M. de Barante, qui avait été son condisciple à Juilly.

Duport leur confia que pendant longtemps son parti avait fait tous ses efforts pour éviter la guerre étrangère, mais qu’elle était devenue inévitable. « Ce qui dépend de nous, ajouta-t-il, c’est de donner aux puissances aujourd’hui irritées contre la France une idée de notre situation propre aies disposer à des arrangemens modérés, tels que vos amis et vous les concevez. » Ces bases acceptées, ils se séparèrent. Duport paraissait tenté d’en écrire aussitôt au comte de Provence. Il parut plus convenable de s’adresser au maréchal de Castries. Le mémoire fut rédigé, Montlosier fut chargé de le porter, et Malouet y joignit une lettre dans le même sens.

Tous ces hommes, qu’on a appelés les Ariste et les Cléante de la politique, se rassemblèrent, la plupart pour ne plus se revoir, à un modeste repas. C’était la veille du départ de Montlosier pour l’émigration. Bergasse et d’Éprémesnil, comme amis particuliers, y avaient été conviés. Quand on fut à table, d’Éprémesnil, apercevant Malouet en face de lui, se mit à lui dire : « C’est vous qui nous avez perdus avec vos deux chambres et votre club des impartiaux. — C’est bien plutôt vous, monsieur le parlementaire, lui riposta Malouet, avec vos remontrances au roi, et votre appel au peuple. » D’Éprémesnil sourit et ne répliqua rien. Ni l’un ni l’autre ne disaient vrai ; ce qui avait perdu la cause de la monarchie, c’était l’aveuglement des classes privilégiées, et Malouet n’aurait eu qu’à se souvenir d’une phrase de sa lettre aux émigrans : « vous vouliez ce dont on ne voulait plus, sans savoir empêcher ce que l’on voulait et sans rien mettre à la place. »

Montlosier partit le lendemain, en mai 1792. Grâce à l’influence de la comtesse des Deux-Ponts, il put franchir la frontière et gagner Coblentz. Trois mois après, le 10 août emportait la constitution. Ce qu’on avait cru une barrière n’avait été qu’un faible réseau. Hercule avait grandi, et, suivant le mot de Mme de Staël, on avait jeté trop de serpens dans son berceau.


A. BARDOUX.