Page:Revue des Deux Mondes - 1874 - tome 6.djvu/726

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

et le cheval, par une équivoque que l’on rencontre souvent à la naissance des mythes, l’Aurore se trouve d’abord assimilée à un troupeau de vaches rousses, à une belle jument, puis personnifiée comme pastourelle, ou debout sur son char attelé de chevaux rapides ; d’autres fois elle est représentée comme une jeune ballerine qui se découvre le sein en souriant et qui conduit le chœur des agiles danseuses. Si nous cherchons sa parenté dans l’olympe védique, nous la trouvons tantôt fille du ciel, tantôt fille du soleil, puis encore sœur, épouse, mère du soleil. Enfin elle nous apparaît comme une fée malfaisante et superbe que le dieu Indra chasse de son char en la foudroyant. Sous les traits de l’Aurore védique, on voit déjà se dessiner vaguement les figures de la Vénus et de la Minerve des Grecs.

Un seul exemple de ce genre suffit pour faire entrevoir la complication pleine d’énigmes de ces mythes en voie de formation, dont les perpétuelles métamorphoses et l’incessante mobilité finissent par fatiguer l’esprit qui s’efforce d’en démêler les fils enchevêtrés. Pour un seul dieu, — le soleil, Sourya, — la langue sanscrite n’a pas moins de mille noms, qui sont énumérés dans un catalogue spécial ; le dieu Vishnou en a reçu autant. Une pareille richesse est une source de confusion, car une foule de mythes n’ont d’autre origine qu’un jeu de mots, une équivoque du langage ; l’ignorance et parfois aussi la malice ont ainsi greffé sur la fable primitive des variantes et des amplifications sans nombre. Le mérite de M. de Gubernatis, c’est d’avoir réussi à introduire dans ce chaos un certain ordre en groupant les mythes autour d’une série de phénomènes naturels qui en sont, pour ainsi dire, la base, et en nous faisant suivre pas à pas le développement de chaque conception mythique à travers la phase héroïque et la phase métaphysique ou divine. Il appuie toutes ses déductions sur les textes mêmes des hymnes védiques, qui sont cités à chaque page ; on s’assure ainsi que les obscurités et les contradictions où l’interprétation des mythes védiques est forcée de se débattre sont inhérentes à la nature même de ces conceptions, et qu’il faudra renoncer à l’espoir d’y découvrir une théogonie systématique et complète. S’il est permis d’admirer la sagacité de ceux qui parviennent à débrouiller ces filiations de mythes et à en expliquer les croisemens, on ne peut d’un autre côté s’empêcher de constater que cette lutte contre le vague et l’insaisissable, où il faut prendre corps à corps le brouillard, cette marche sur un sol fuyant qui se dérobe sans cesse sous vos pieds, a quelque chose d’énervant et de décourageant.


Le directeur-gérant, C. BULOZ.