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travailleur d’un pays où tout le monde travaille, n’a pas moins de quatre-vingt-quatre ans.

Toute la société américaine prend modèle sur celle de New-York. La ville impériale règle les coutumes, les modes de l’Amérique, comme Paris règle celles de la France et quelque peu celles du monde entier. La ville de Washington n’est que la capitale politique des États-Unis. Sans doute on y rencontre l’hiver la société la plus cultivée, la plus élégante, la plus spirituelle ; mais cette société est en grande partie cosmopolite et fournie par les diverses légations. La vraie capitale de l’Union est New-York. La société de Boston est plus lettrée et plus sévère ; celle de Baltimore, de Charleston, de Richmond, plus distinguée, plus aristocratique, au sens strict du mot : on sait combien les familles virginiennes sont fières de leurs blasons et de leur généalogie ; la société de Philadelphie est plus délicate, plus réservée ; celle de la Nouvelle-Orléans, où dominent les descendans des créoles français, plus vive, plus chevaleresque, et cela était surtout vrai, pour la Nouvelle-Orléans, avant les désastreuses suites de la guerre de sécession qui ont ruiné le sud et l’ont livré en proie aux ignobles carpet-baggers ; mais nulle ville américaine ne peut le disputer à New-York en population, en étendue, en magnificence, ni entrer en lutte avec elle pour le chiffre des affaires qui s’y traitent, pour la richesse de ses nababs, l’élégance des toilettes féminines, le luxe et l’éclat des fêtes et des réceptions. C’est en ce sens que New-York est la véritable capitale des États-Unis, et nulle cité, fût-ce Saint-Louis, que les Français fondèrent il y a un siècle sur le Mississipi et si étonnamment grandie depuis, fût-ce Chicago ou San-Francisco, la reine des lacs ou celle du Pacifique, ne pourra désormais lui ravir cette couronne.

Admirable destinée que celle de cette ville, à peine marquée sur la carte il y a moins d’un siècle et demi, et qui aujourd’hui contient 1 million d’âmes, 2 millions avec les villes annexes de Brooklyn, Jersey-City et les autres, qui font réellement partie de la grande agglomération new-yorkaise ! Dans vingt ans, dans trente ans au plus, il y aura sur ce point 4 millions d’âmes. Londres alors sera dépassée, comme Londres a dépassé Pékin, et la première ville du globe, tant pour la richesse que pour le nombre des habitans, sera New-York. Les villes ont leurs destinées, et dans le phénomène mystérieux qui préside à leur naissance et fixe leur emplacement, les raisons de leur développement futur existent en germe. La nature, au commencement des âges, avait sans doute façonné cette pointe de Manhattan avec une préférence marquée. La place n’était-elle pas heureusement choisie entre toutes pour servir un jour de berceau à la première ville du monde ?


L. SIMONIN.