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entièrement transformé, et ne sert plus qu’à des usages pacifiques. C’est là que débarquent depuis 1855 et chaque jour en si grand nombre, souvent plus de mille à la fois, les pauvres émigrans qui viennent de tous les points du globe demander aux États-Unis la liberté, l’indépendance et le bien-être que le sol natal leur refuse. Le château a vue sur l’Hudson. Il est entouré d’un jardin semé d’arbustes et de fleurs ; tout à côté un quai superbe, couronné de blocs de granit. Sur l’immense rade, fermée, défendue comme un lac et aux eaux toujours calmes, des centaines de bateaux vont et viennent, au milieu desquels, couronnés d’un panache de fumée et faisant à chaque seconde entendre le bruit strident de leur sifflet, les bacs à vapeur ou ferries qui relient les deux rives de l’Hudson et de là rivière de l’Est. On ne saurait offrir à l’arrivant un plus magique spectacle, ni mieux accueillir l’étranger.

Remontons la grande rue qui s’ouvre devant nous. La foule des voitures, des omnibus, des charrettes, qui se heurtent de tous côtés, rend la chaussée inabordable au piéton. Il a peine à se frayer un chemin le long des trottoirs, et nulle ville au monde, pas même Londres avec sa Cité si affairée, si bruyante, ne peut le disputer à Broadway de New-York pour le mouvement et l’animation. Aucune dame dans cette foule pressée. Cela dure pendant huit heures continues, sans une minute de répit, de neuf heures du matin à cinq heures du soir, sur plus de quatre kilomètres, de la Batterie à Union-Square, c’est-à-dire sur une longueur presque égale à celle des boulevards de Paris, de la Madeleine à la Bastille. A Union-Square, Broadway n’est qu’à son milieu ; mais le quartier des affaires finit et la ville commence à être plus calme. Quelques-unes des rues latérales offrent le même encombrement. Le bruit ne cesse que le dimanche, où tout chôme et tout s’endort, où tout est mort dans la grande ville, comme le veut l’observance biblique.

Jetons les yeux autour de nous. Ce ne sont partout que boutiques aux montres voyantes, criardes, sans goût, où les prix sont inscrits en chiffres d’un pied de long. Des enseignes gigantesques appellent de tous côtés le passant ; quelques-unes, peintes sur des toiles transparentes portées sur des cordes, traversent la rue dans toute sa largeur, jetées au niveau des étages supérieurs d’une fenêtre à l’autre vis-à-vis. Dans ce quartier, qui naguère encore était la résidence favorite du monde élégant, tous les appartemens sont occupés par des bureaux. C’est à peine si la famille du gardien, le janitor, qu’il ne faut pas confondre avec le concierge parisien, trouve pour se loger une place étroite dans les combles. Le rez-de-chaussée et le sous-sol sont dévolus aux magasins, aux dépôts de marchandises. Des élévateurs mettent les lourds colis en mouvement. On a recours le plus qu’on peut aux moyens mécaniques dans ce pays où la