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dans son ministère en Thuringe, tel qu’il nous est décrit dans Ingraban, le méticuleux ritualiste qui, tout en poursuivant ses grands desseins, écrivait tout exprès au pape pour qu’il lui indiquât le moment de l’année où les Germains pourraient en sûreté de conscience manger du lard cru. — Pas avant qu’il ne soit convenablement fumé, répondit le saint-siège, et ils doivent attendre au moins jusqu’après Pâques. — La chronologie est-elle rigoureusement observée ? C’est en 732 que, d’après l’histoire, le pape Grégoire III décerna le pallium à Boniface après les beaux succès qui avaient couronné ses travaux en Thuringe, et M. Freytag le représente usant dès 724, dans ce même pays, des droits épiscopaux les plus étendus. Il n’est pas non plus très conforme à l’histoire qu’une entente bien cordiale ait présidé aux rapports de Charles Martel et de Boniface. Au contraire celui-ci eut mainte fois à se plaindre de l’indifférence du puissant chef des Franks. Ni Charles, ni Pépin le Bref ne firent preuve d’une grande sympathie pour son œuvre ; ils le trouvaient imprudent et compromettant. Ce qui est beaucoup plus historique, c’est l’attitude à la fois très humble et peu soumise que prit à la fin Boniface vis-à-vis du siège romain. Passionné pour l’unité du culte et de la discipline, il avait en Germanie comme dans la Grande-Bretagne, sa patrie, préconisé la conformité absolue avec Borne, et il avait rencontré de ce chef une opposition violente parmi les évêques de son pays et de la Gaule franke ; mais il n’entendait pas que Rome lui disputât son droit de conquête spirituelle sur son grand diocèse germain. Au fond, et sans que la sincérité de son zèle apostolique en souffrît, il y avait chez lui un grand besoin de domination. En même temps que ses grandes vertus, ce côté humain de son caractère est indiqué discrètement dans l’histoire d’Ingraban. Les idées que se font les Germains qu’il convertit sur les titres que la nouvelle religion peut faire valoir sont aussi d’une grande vérité historique. La conversion des Franks à Tolbiac ne connut pas d’autres motifs. Ce n’est pas la catégorie du vrai ou du faux qui est en jeu, c’est uniquement celle de la puissance plus ou moins grande. On se fait chrétien parce qu’on a lieu de croire que le dieu chrétien, à lui tout seul, est plus fort que les dieux traditionnels. C’est tout au plus si quelques esprits d’élite comprennent, comme Ingraban, qu’il y a aussi dans la foi chrétienne un idéal nouveau et supérieur. Encore faut-il que des circonstances exceptionnelles le leur démontrent. Remarquons cependant que la conversion d’Ingraban n’est pas suffisamment motivée. La mort de Gottfried le décide en lui révélant l’héroïsme du dévoûment pur, sans calcul et sans espoir, cela est beau et naturel ; ce qui l’est moins, c’est l’ébranlement antérieur de sa foi païenne sous le coup des revers qui l’assaillent. Attaché de cœur comme il l’était aux poétiques superstitions de sa