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secourir et reçut le coup mortel destiné à Ingram. Celui-ci put reprendre l’offensive, Ratiz s’enfuit devant lui, comptant sur son bon coursier ; mais, à la voix de son vrai maître, le cheval s’arrêta, et Ingraban put enfin tuer cet être malfaisant. Un parti de Sorbes avait pénétré dans le village par surprise, et leur premier soin avait été de mettre le feu à la métairie d’Ingram ; la mort de leur chef précipita leur défaite totale. Quand Ingram revint victorieux au village, sa maison était en flammes, la cloche sonnait toujours, et Gottfried avait expiré. Cette mort sublime acheva la conversion du jeune païen. Il comprit qu’il y avait un héroïsme supérieur encore à celui qu’il avait considéré jusqu’alors comme le seul digne de l’ambition d’un homme. Il alla donc se prosterner à son tour devant Boniface, qui, malgré sa douleur, étendit sur lui sa main protectrice. La nouvelle église inaugura le nouveau droit d’asile, et le comte accorda la grâce du proscrit en considération de ses grands services. Ingraban le suivit dans son expédition contre les Slaves, et se montra digne de sa réputation.

Le charme fatal n’en avait pas moins exercé sa funeste influence. La demeure d’Ingraban s’était écroulée dans les flammes, comme celle de son ancêtre Ingo. Pendant son absence, Walburge montra cette mystérieuse relique à Boniface, qui ne sut y voir autre chose qu’un engin diabolique et jeta au feu les têtes du dragon pour qu’il n’en restât rien. Ingraban, revenu de la guerre, épousa sa bien-aimée Walburge et alla fonder avec elle une autre seigneurie.

Trente ans plus tard, quand Boniface, vieilli, en lutte avec le pape, qui voulait scinder son immense diocèse, résolut, au péril de ses jours, de porter le flambeau de la foi chez les Frisons, encore très attachés à leurs croyances païennes, ce fut Ingraban qu’il choisit pour son compagnon et son défenseur dans cette dangereuse entreprise. Tous deux moururent martyrs de leur zèle. Le corps du saint fut rapporté à Fulda, et le tombeau d’Ingraban s’éleva sur les rivages de la Mer du Nord ; mais il devait à Walburge la Balafrée trois fils et trois filles qui perpétuèrent sa race au pays de Thuringe.

Voilà cette seconde histoire, qui ne nous fait pas encore réellement sortir de la Germanie primitive. On serait même tenté de croire que, sous le coup des invasions et des guerres incessantes, les Germains du VIIIe siècle sont moins civilisés encore que leurs ancêtres du IVe. L’intérêt historique dans ce second roman tourne surtout autour de Boniface et de ses travaux missionnaires. Le caractère de cet ardent apôtre est fidèlement reproduit. C’est bien le moine anglo-saxon de l’histoire, tout entier à son idée de conquête spirituelle, qu’il fonde surf alliance avec le pouvoir temporel frank, sur l’union dogmatique et rituelle avec Rome, et sur la rigueur disciplinaire. On reconnaît