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en lui envoyant des gestes caressans et des bénédictions mystérieuses.

Le lendemain, les trois voyageurs se remirent en route. Bientôt ils découvrirent que les Sorbes, tribu slave pillarde qui désolait cette région sans défense, avaient tout récemment passé par là. La belle métairie d’un Frank, dont la fille était chère à lngraban, avait été dévastée, son propriétaire tué, ses enfans enlevés, et avec eux leur sœur aînée, la bien-aimée du jeune guide. Aussi fit-il diligence pour mener ses voyageurs au village thuringien qu’ils devaient atteindre et qui était le sien, afin d’aviser promptement aux moyens de délivrer la jeune fille, s’il ne pouvait tirer vengeance de ses ravisseurs.

D’autres soucis assiégeaient Winfried ou Boniface, Comme nous l’avons dit, il y avait déjà des chrétiens et des embryons d’églises chrétiennes en Thuringe ; mais à peine arrivé sous le toit du prêtre Meginhard, qu’on appelait Memmo dans le pays, il en vit assez pour comprendre que l’œuvre était à peine ébaucbée. Memmo était un rustre dont un supérieur avisé pouvait à la rigueur tirer quelque parti, mais qui, livré à lui-même, sans direction, sans discipline, retombait très vite sous le poids d’une sensualité épaisse. Ses paroissiens ne voyaient guère en lui qu’une espèce de sorcier, sachant énoncer en latin, langue pour eux surnaturelle, des incantations ou des sorts qui semblaient l’emporter sur les vieilles formules par leur vertu curative ou préservatrice ; quant à l’influence morale de son enseignement, elle était nulle. Le gros Memmo, il faut le dire, ne prêchait pas d’exemple. Boniface le trouva en compagnie d’une servante joufflue qui lui faisait la cuisine et d’une jeune esclave sorbe, faite prisonnière dans un combat et qu’on lui avait envoyée en reconnaissance d’un service rendu, comme on lui eût donné une outre de vin ou une génisse. Le saint, qui ne plaisantait pas en matière de discipline, commença par renvoyer les deux femmes et administra lui-même à Memmo une flagellation qui dura une bonne partie de la nuit et à laquelle Memmo se soumit avec la plus entière humilité. Boniface alors lui annonça sa résolution de se fixer pour un temps assez long dans la Thuringe, dont il voulait que la conversion devînt une réalité, et de bâtir une véritable église chrétienne dans ce pays qui n’avait pas encore d’édifice religieux. Il apportait pour cela des reliques et des vases sacrés. En même temps il apprit que Memmo, naguère fait prisonnier par les Sorbes, avait dû sa délivrance au désir de Ratiz, chef de la peuplade slave, d’entrer en relations avec le grand chef des Franks, et à la promesse qu’il avait dû faire de communiquer ce désir à Boniface, dont le Sorbe connaissait le crédit auprès de l’illustre guerrier. Boniface voulut savoir au juste ce que signifiaient ces avances du chef