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une excessive légèreté, lui permettent de se tirer de plus d’un mauvais pas où une voiture ordinaire resterait infailliblement embourbée. Tel était en somme l’étrange véhicule dans lequel j’allais franchir les 520 verstes qui séparent Tiflis de Bakou.

Mon ignorance de la langue ajoutait à cette expédition une difficulté capitale. Le russe même, sur une partie du parcours, n’est guère plus compris que le français, les indigènes ne parlant que le tatar. Sur le conseil qui me fut donné, je résolus d’attendre « une occasion ; » elle se présenta quelques jours après. Deux marchands de bois, un Monténégrin et un Bulgare, depuis longtemps familiarisés avec tous les dialectes du Caucase, se rendaient dans le Lenchoran en passant par Bakou. Je leur proposai de me joindre à eux. Le chef de l’expédition, colosse haut de plus de six pieds, me tendit une main qui me fit l’effet d’un étau ; ma proposition était agréée.

Notre départ fut fixé au lendemain 7 mars. A l’heure dite, mes compagnons arrivaient au rendez-vous, armés jusqu’aux sourcils. A les voir ainsi le fusil au dos, le revolver à la hanche, le kandjar en travers de la poitrine, on les eût pris plutôt pour des bandits à la veille de tenter un coup que pour des commerçans en tournée d’affaires. Comme je m’étonnais qu’ils eussent cru devoir traîner après eux un aussi formidable attirail : « Que voulez-vous, me répondit l’un d’eux, il faut bien hurler avec les loups. Dans un pays où il est de bon ton de se promener avec une panoplie complète à la ceinture, voyager sans armes paraîtrait plus étrange que de voyager sans chapeau. »

Cependant notre attelage attendait depuis une heure dans la cour de l’hôtel. Le Bulgare donna le signal du départ. Sans perdre le temps à me faire des politesses, il sauta lestement sur le siège et me fit signe de prendre place à côté de lui. L’iamstchik enveloppa ses chevaux d’un coup de fouet, et notre chariot, glissant comme un traîneau sur la neige durcie, s’élança vers la porte de la ville.

Les environs de Tiflis passent pour jolis. Ils doivent l’être au printemps, quand les vergers sont en fleurs, quand l’herbe pousse verte et drue dans la vallée, et que la Koura, dorée par un rayon de soleil, miroite gaîment entre ses rives. En hiver, le paysage est maigre et sans couleur. Quelques pauvres petits arbres, plantés au pied des collines, défilent tristement sous leur manteau de froidure. Les jardins nus et dépouillés font rêver à des cimetières de campagne. Peu à peu le vide se fait dans la vallée. Aussi loin que la vue peut s’étendre, la neige recouvre tout d’un linceul uniforme. La route est belle du reste. Une large chaussée, coupant la colline à mi-côte, court parallèlement au fleuve qu’elle domine. Des bornes de bois échelonnées le long des fossés s’alignent au loin comme