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chauffeurs ne se croiront plus tenus de trinquer à chaque station comme de simples conducteurs de diligence.

La compagnie du Caucase est, je crois, la seule au monde qui, pour chauffer ses machines, emploie comme combustible le bois de préférence à la houille. Un immense entonnoir qui surmonte la locomotive reçoit, sur le parcours, les bûches économiques empruntées aux réserves inépuisables du voisinage. Les wagons, construits sur le modèle des wagons russes, sont de véritables glacières. Un passage ménagé au milieu de chaque compartiment permet heureusement de circuler d’un bout à l’autre du train et de remédier par l’exercice à l’absence de calorifères.

En quittant Poti, le rail court sur une étroite chaussée bordée de marécages et de forêts. De chaque côté de la voie, un impénétrable fouillis de branchages, de troncs vermoulus, de taillis noyés dans les roseaux, richesses inutiles sans cesse détruites et renouvelées par les siècles, témoigne de la fécondité de ce sol, vierge de toute exploitation. Partout les arbres tombent de vétusté. La forêt est jonchée de leurs cadavres à peine reconnaissables sous le linceul de vase qui les recouvre. Seuls habitans de ces solitudes, de grands aigles perchés sur la cime dépouillée des chênes s’envolent en criant au passage du train comme pour protester contre cette violation de leur domicile. La scène est d’une majesté sauvage. Pour peu que le soleil, empourprant l’horizon, veuille prêter au décor la magie de son coloris et changer en granit rose les pics neigeux du Souram, le tableau dépasse en splendeur toutes les merveilles de la féerie.

D’heure en heure, le train s’arrête devant quelques huttes misérables disséminées sur la lisière de la forêt ; puis le défilé des bois et des marais recommence. Peu à peu cependant le terrain s’assainit, la plaine succède au marais, le taillis à la forêt. La nature cesse d’être abandonnée à elle-même, et la culture reprend ses droits. Le long de la voie, les fermes défilent une à une, éparpillées au hasard dans la campagne, suite de constructions grossières, invariablement abritées d’un bouquet d’arbres et entourées d’un enclos où picorent quelques volailles. Des légions de pourceaux, que la nuance fauve de leur robe dénonce clairement comme les petits-fils des sangliers du voisinage, gambadent aux environs en pleine liberté.

A mesure que nous avançons, les stations prennent plus d’importance. Quelques-unes se donnent déjà le luxe, très rare au Caucase, d’une construction en pierres. Les maisons commencent à se grouper aux alentours et prennent dans leur ensemble une apparence de villages. De petits chariots aux roues massives, taillées en plein bois, apportent à la gare les denrées destinées au marché de