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convaincre, il suffit de jeter un coup d’œil sur le costume des habitans ; huit sur dix ont la cartouchière tcherkesse sur la poitrine. Au surplus le petit arsenal qui brille à la ceinture de chacun d’eux dit assez haut qu’on a déjà devant soi un coin du Caucase.


II

Les vaisseaux qui font le service de la Mer-Noire ne dépassent pas Batoum ; la plupart même s’arrêtent à Trébizonde. Un affreux petit bateau qui correspond, quand le temps le permet, avec les paquebots de la compagnie russe, vient chercher une fois par semaine les marchandises à destination de Poti. Les voyageurs, s’il s’en présente, ont droit aux mêmes égards que leurs colis. La traversée heureusement n’est pas longue. Partis de Batoum à trois heures de l’après-midi, nous jetions l’ancre à sept heures devant la douane de Poti.

J’ai toujours professé pour les douaniers en général un respect où le raisonnement a plus de part que la sympathie. Toutes les fois que je vois leurs doigts noirs se promener complaisamment dans mes chemises blanches, je sens comme un frisson de révolte, et j’ai quelque peine à dominer mon émotion ; mais, quand je suis aux prises avec un douanier russe, j’avoue franchement que l’insurrection m’apparaît comme le plus saint des devoirs. J’engage ceux qui croiraient avoir à se plaindre des minuties de la douane française à aller faire un tour au Caucase ; ils apprendront quelles formes multiples peut revêtir la tyrannie d’un employé « qui fait son devoir. » À ces traditions tracassières, la douane de Poti joint la déplorable manie de se coucher avant le soleil et de se réveiller fort tard. Il est bon d’ajouter que la police rivalise de mauvaise volonté avec la douane, et que la vérification du passeport le mieux en règle ne prend pas moins de vingt-quatre heures.

Forcé de faire bon gré mal gré une installation à Poti, j’insistai pour descendre immédiatement à terre, et, sans écouter les observations que le capitaine m’adressait dans une langue dont je n’entends d’ailleurs pas une syllabe, je m’élançai à la découverte d’un hôtel. La nuit était venue, une nuit sans lune, compliquée d’un brouillard opaque où l’on devinait vaguement les silhouettes effacées de quelques rares maisons ; pas le moindre filet de lumière qui pût me guider dans ces ténèbres. Sous mes pieds, le sol enfonçait comme une tourbière. Assez inquiet des suites de mon équipée, j’avançais à