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Les dollars de la mère-patrie appuient au besoin l’éloquence des prédicans et aident à séparer le bon grain de l’ivraie. La société de ces convertisseurs, tout hérissés de citations bibliques, était un mince palliatif contre les ennuis de la traversée. Grâce aux nombreuses escales qu’on fait sur la route, on ne met pas moins de cinq jours, souvent six, pour se rendre de Constantinople à Poti. J’ignore ce que le voyage peut être en été ; en hiver, il m’a paru d’une monotonie insupportable. Rien de plus ennuyeux, de moins pittoresque, que ce défilé de villes turques, toujours les mêmes, éternelle succession de masures aux toits rouges, uniformément étagées sur la côte, nids de fange et de fumier, où l’on enfonce dans l’ordure jusqu’à la cheville, où l’odorat souffre plus encore que les yeux. Quoique depuis longtemps familiarisé avec l’Orient, j’ai toujours quelque pudeur à donner le nom de villes à ces grands villages malpropres, suites de ruelles bossues dont la moindre pluie d’hiver fait un cloaque infranchissable ; en les décorant d’un titre qu’elles portent si mal, il me semble que je fais injure à nos capitales d’Europe, et qu’un petit bourg de 1,500 âmes en France ou en Angleterre a plus de droits à cette qualification que Trébizonde avec ses 30,000 habitans.

Le Gounip me déposait à Batoum le 27 février, attendant le bateau de Poti. Batoum marque la limite nord-est de la Turquie d’Asie sur la Mer-Noire. Une rade naturelle, la seule qu’on rencontre le long de cette côte inhospitalière, offre aux paquebots un mouillage facile et sûr. Les Turcs ne semblent pas avoir tiré grand profit de ces avantages. Le port est vide ou à peu près. Deux ou trois voiliers, le jour où j’y débarquais, y représentaient la vie commerciale. Une dizaine de portefaix, dont la nudité avait depuis longtemps renoncé à se cacher sous une mosaïque de guenilles, éraillée en cent endroits, étaient occupés à décharger quelques rares ballots sur la grève. Le reste de la population n’avait guère l’air moins misérable. Le bazar, pauvre miniature de la plupart des bazars orientaux, m’a paru surtout riche en ferraille. Ce qui frappe, ce qui éclate en quelque sorte au milieu de cette misère, c’est la mâle beauté des indigènes. Un statuaire en quête de modèles eût presque pu puiser les yeux fermés dans ce tas de haillons qui grouillait sur la plage. Évidemment ce n’était pas le hasard qui avait ainsi groupé tous ces Apollons déguenillés. Le voisinage de la Géorgie, cette patrie proverbiale de la beauté humaine, s’annonçait clairement dans cette pureté de types, dans cette correction de lignes toute classique. C’est qu’en réalité Batoum n’est turc que de nom[1]. Pour s’en

  1. La Turquie, assure-t-on, est redevable de la possession de Batoum à une amphibologie géographique qui se serait glissée dans le traité de Paris. Deux petits fleuves portant un nom identique auraient été confondus par les négociateurs lors de la délimitation des frontières. La Porte aurait bénéficié de l’erreur.