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Arabes, Grecs, Juifs, Arméniens, Russes, Tartares, dix nationalités, dix religions différentes sont parquées dans cette étroite enceinte. Tout ce monde s’agite, s’entasse, se querelle, mangeant, buvant, jouant, jurant, priant, priant surtout. Et quelles prières ! Les uns se signent à tour de bras, les autres se frappent le front contre le plancher du navire ; les génuflexions se succèdent et s’entre-croisent, chacun invoque son dieu dans sa langue et à la mode de son pays sans souci du voisin. Au travers de ce pêle-mêle, les lourdes bottes des matelots russes circulent avec des mouvemens mécaniques, écrasant quelque peu les dévotions qui empiètent sur le passage. Les dévots protestent par des grognemens ; un feu roulant d’imprécations remplace les prières interrompues. Pour n’être pas toujours du goût des délicats, le spectacle n’en est ni moins pittoresque ni moins amusant.

Le désenchantement devait commencer pour moi aux portes de Stamboul. J’avais vu le Bosphore six mois auparavant, étincelant de lumière, dans toute la splendeur d’un été radieux, avec ses villas encadrées de verdure, sa forêt de mâts, ses milliers de caïques portant d’un bord à l’autre la gaîté et la vie. Triste métamorphose ! je le retrouvais silencieux et morne, coulant solitairement entre ses berges flétries, à la lueur d’un soleil blafard. Sur la rive, les arbres tordaient désespérément leurs bras malingres, brûlés par le givre ; les maisons désertes avec leurs volets clos avaient des apparences de cloîtres. L’hiver était passé par là, dépouillant les jardins, fermant les cottages, soufflant sur la campagne un vent de mort et de désolation. L’aspect de la ville n’était pas moins lugubre. L’avant-veille, une avalanche de neige s’était abattue sur Péra, bloquant les négocians derrière leurs comptoirs. Les Orientaux estiment que l’homme a bien assez de ses propres ablutions sans s’occuper encore de la toilette des rues. Cette fois le dégel était venu à point pour liquider en bloc tout un arriéré d’immondices. J’arrivais au milieu des étables d’Augias à l’heure de la grande débâcle. Pour le coup, je regrettai le pont du navire : en mer du moins j’avais 60 mètres devant moi pour circuler à pied sec. Le plus sage en pareil cas est de prendre son parti et de fuir au plus vite. Cinq jours après, je disais sans trop de regret adieu à l’Europe, et, m’embarquant sur le Gounip, je voguais définitivement vers l’Asie sous pavillon russe.

Les cabines sont généralement désertes en cette saison. Un missionnaire américain et sa femme, couple de patriarches en tournée évangélique, étaient solitairement installés aux premières. Chaque année, le protestantisme transatlantique passe ainsi les mers pour venir arracher au schisme arménien quelques brebis nécessiteuses.