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portée. Lui-même, sans trop savoir comment, finit par se trouver assis à côté de ses colis. S’il ne parle pas le russe, le voilà à la merci d’un sauvage qui, sans rien entendre, fouaille ses chevaux et l’emporte au hasard. Pour peu que ce singulier cocher, au lieu de le conduire directement à l’hôtel, ait l’idée d’allonger la course en le promenant, — ainsi qu’il m’est arrivé à moi-même, — à travers le bazar, il se croira transporté en pleine Tatarie. Les rues qu’il parcourt sont encombrées de chariots de forme étrange, comme si une horde de nomades s’était abattue sur la ville. Sur les places, les corps de métiers sont groupés à la mode de l’Orient. De mauvaises baraques en planches, parfois de simples bahuts scellés en terre, figurent les boutiques. Un fouillis de marchandises, vieilles ou neuves, s’étale en plein air ; les marchands vont et viennent, provoquant la pratique et grelottant sous leurs loques fourrées. Au milieu de tout cela, des rues larges, passablement entretenues, tirées au cordeau. Vue sous cet aspect et abstraction faite des quartiers qui avoisinent le port, la ville donne assez l’idée d’un campement qui aurait été improvisé par un peuple de boutiquiers. Au fond, c’est un peu l’histoire d’Odessa. On sait que cette grande cité, qui compte plus de 100,000 habitans, qui en aura probablement le double avant trente ans, existait à peine au commencement du siècle. Ce qu’on sait moins, c’est qu’à l’origine sa prospérité a été en grande partie l’œuvre d’un Français. Le duc de Richelieu, alors émigré en Russie, fut chargé en 1803 par l’empereur Alexandre d’organiser cette colonie naissante. Peu de temps après, il était investi du gouvernement de toute la province. Il y déploya les rares qualités qui devaient plus tard faire de lui un des hommes éminens de la restauration. La colonie, en grandissant, n’a pas oublié ce qu’elle doit à son ancien gouverneur. La plus belle rue d’Odessa porte aujourd’hui le nom du ministre de Louis XVIII.

Comme la plupart des villes qui n’ont point de passé, Odessa est sans grand intérêt pour le touriste. Quand on a jeté un coup d’œil sur le port et les chantiers, arpenté la rue Richelieu, on a épuisé la liste des curiosités. J’avais six jours encore à y attendre la correspondance de Poti, et dans de pareilles conditions les journées comptent double pour l’ennui. Une affiche qui annonçait le prochain départ d’un paquebot pour Constantinople vint me rappeler à propos que tous les chemins mènent au Caucase, et que le Bosphore n’est qu’à trente-six heures d’Odessa.

Pour un Européen qui n’est point rassasié de l’Orient, la traversée de la Mer-Noire est toujours un spectacle curieux. Nulle part le pont du bâtiment n’offre une pareille bigarrure de mœurs et de costumes, un assemblage plus étrange de types hétérogènes. Turcs,