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avec Tok-è-Tok la convention dont nous avons parlé. Dès que la nouvelle du sinistre parvint à Taïwan-fou, M. Pickering, M. F.-T. Hugues et un autre Européen partirent pour le cap méridional. Le 12 novembre, ils quittèrent Takow à bord d’un bateau de pêche non ponté, puis, longeant le rivage ouest de l’île dans la direction du midi, ils arrivèrent le lendemain à Hong-kiang, village habité par des Asiatiques rôdeurs et indépendans, entretenant des relations amicales avec les peuplades farouches des pays giboyeux. Laissant là leur embarcation, les voyageurs continuèrent pédestrement leur route, en suivant la base des montagnes magnifiques qui bordent la mer jusqu’à la pointe extrême de Formose. Ils atteignirent ainsi Loong-kiao et sa baie, puis Hia-liao, nom d’un hameau pittoresque placé au bord de l’Océan. C’est le dernier village chinois que l’on rencontre au sud dans cette direction. A Hia-liao, comme dans toutes les localités où ils durent s’arrêter, l’accueil fait aux Européens fut poli et cordial. Leur hôte, un Chinois, étant un vieil ami de Tok-è-Tok, offrit obligeamment son propre fils pour guide. En route dès le lever du soleil, M. Hugues, ses compagnons et leur conducteur, après avoir traversé une contrée inhabitée et cependant admirable de végétation, eurent la joie d’arriver le soir même dans la vallée au centre de laquelle s’élevait la résidence de Tok-è-Tok. Il était absent, mais ses femmes reçurent fort bien les voyageurs, qui avant de prendre aucun repos voulurent voir les naufragés. On les avait enfermés dans une hutte voisine ; depuis quinze longs jours, ces malheureux y attendaient leur sort. Qu’on juge de leur délire, de leur ivresse en voyant des mains blanches, européennes, saisir les leurs avec une rude cordialité ! ils les couvrirent de baisers et de larmes.

Encore tout émus de cette scène, les sauveteurs revenaient paisiblement à la maison du chef, lorsque sur leur route se présentèrent deux ou trois sauvages à peu près nus de la tribu féroce des Bou-tans. A la vue inattendue des étrangers, l’un d’eux, l’écume à la bouche, roulant des yeux menaçans, se mit à tirer son épée du fourreau, puis à danser une sorte de danse guerrière autour de M. Hugues. Les Anglais ne purent dans ce moment critique s’empê-t cher de songer combien leurs têtes étaient pour des sauvages un trophée recherché et précieux. Ce ne fut pas sans un grand soulagement qu’ils virent accourir une jeune femme, — celle sans doute du féroce danseur, — s’interposer avec vivacité et désarmer le mécréant. C’est là le seul danger auquel les voyageurs aient été exposés pendant toute la durée de leur séjour dans ces régions ; le lendemain, le Boutan qui leur avait causé une si belle peur vint se présenter devant eux doux et humble, manifestant par sa tenue réservée une sorte de repentir de ce qui s’était passé la veille.