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Revenir sur ses pas avec des gréemens avariés, des équipages harassés, un vent qui menaçait d’être constamment contraire, pendant qu’une flotte ennemie, ardente à la poursuite, obligerait chaque jour à suspendre la route pour repousser ses assauts, fut considéré à juste raison comme une manœuvre tout à fait impraticable. Quelle traversée cependant on allait entreprendre, — sans cartes, sans pilotes, sans connaissance des côtes, des vents et des marées ! Les Espagnols s’imposaient ainsi le devoir de recommencer leur ancien métier de découvreurs ; mais ce n’était plus avec des barques de 50 ou de 60 tonneaux, c’était avec des galions presque aussi gros et assurément beaucoup plus lourds que nos frégates. « Combien ils auraient voulu à cette heure, disait Drake, se retrouver sous leurs orangers ! » Ce sont là des insolences de vainqueur. Les Espagnols avaient montré plus d’une fois, même avant l’expédition de Magellan, qu’ils savaient naviguer, eux aussi, par les hautes latitudes ; seulement tout concourait en 1588 à leur rendre plus que jamais périlleuse la navigation des mers boréales.

Pour épargner leur eau, ils jetèrent à la mer les chevaux et les mules ; puis, favorisés par le vent, ils firent route sous toutes voiles vers la pointe septentrionale de l’Ecosse. Les Anglais les suivirent ; ils furent loin de trouver des gens aussi intimidés que leurs historiens l’ont prétendu. Maintes fois ces vaincus amenèrent leurs huniers pour défier et attendre un ennemi qui triomphait trop tôt. Lord Howard n’alla pas au-delà du 55e degré de latitude. Il jugea suffisant de laisser à quelques avisos le soin d’observer l’ennemi et s’en fut jeter l’ancre sur la rade de Yarmouth. Quelques-uns des vaisseaux de sa flotte mouillèrent à Harwich, d’autres rétrogradèrent jusqu’aux Dunes.

Vingt-cinq navires suivaient le duc de Médina, quarante étaient groupés autour de Recalde. La flotte espagnole passa ainsi entre les Orcades et Fair-Isle par 59° 30’ de latitude nord. Le 23 août 1588, soixante-dix-huit navires s’étaient réunis. Jamais ces affreux parages n’avaient eu un tel spectacle.

Le duc n’avait plus d’attaques à redouter ; il voulut laisser à ses capitaines toute liberté pour regagner le port. La tempête leur réservait un périlleux retour. Du 23 août à la fin de septembre, les coups de vent, les brumes, ne cessèrent de se succéder. Ces contretemps amenèrent enfin la déroute. Les Anglais, comme le proclamait fièrement Philippe II, n’avaient pas vaincu l’invincible armada. Ils l’avaient tenue en échec, lui avaient fait subir des pertes considérables ; ce fut le duc de Parme qui fit avorter son dessein, et la colère céleste qui entraîna sa ruine. A Lough-Foyle[1], il se perdit

  1. Lough-Foyle, sur la côte nord d’Irlande, par 55° 13’ de latitude nord, 9° 15’ de longitude ouest.