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même époque Mezquita Perestrello pour guider les Portugais dans la navigation des mers de l’Inde ne plaindront guère l’amiral anglais d’avoir quitté les ports de la Grande-Bretagne sans emporter le secours d’une semblable cosmographie ; ils apprécieront mieux la portée du service que lui rendait la Providence en mettant à sa disposition les conseils d’une mémoire fidèle. Nuño da Silva, le pilote portugais conservé par Drake, ne lui fut pas moins utile que Malemo Canaca, le pratique Maure du Guzerate, ne l’avait été dans sa première expédition à Vasco de Gama. Le 14 avril 1578, Drake mouillait à l’entrée de la Plata. Je ne m’appesantirai pas sur les détails de son long itinéraire, sur les épisodes de tout genre qui jalonnèrent sa route. Je tiens surtout à montrer la physionomie des marins de cette époque, à étudier les mœurs, le caractère de ces êtres primitifs dont nous sommes les descendans amollis et dégénérés.

Arrivé au 37e degré de latitude australe, Drake avait dû détruire un de ses bâtimens dont le fâcheux état eût pu l’embarrasser ; 3 degrés plus au sud, il retrouvait le port Saint-Julien, visité en 1520 par Magellan ; il retrouvait aussi le gibet où Magellan avait pendu quelques-uns de ses compagnons. Le lieu était fatal. Drake eut à s’y défendre contre des attaques étrangères et contre la mutinerie intérieure. Le canonnier et un officier de l’escadre, John Winter, perdirent les premiers la vie dans un conflit avec les indigènes. Un autre officier, Thomas. Doughty, traduit devant une cour martiale, fut déclaré coupable d’avoir fomenté un complot. Son rang seul le sauva de la hart ; il devait avoir la tête tranchée. Le lendemain de la sentence, Drake partagea la communion avec le condamné ; il le fit ensuite dîner avec lui. En sortant de table, Doughty tendit son cou à l’exécuteur. « J’espère maintenant, dit Drake à ses compagnons terrifiés, que désormais nous allons vivre en paix. Dimanche vous recevrez la communion ; recevez-la avec l’esprit qui convient à des frères et à des amis chrétiens ! » Qu’on juge de l’émotion d’une semblable scène dans le lieu désert où s’exerçait avec cette solennité triste et grave la justice impitoyable des hommes !

Il ne restait plus de l’escadre anglaise que trois navires. Le 6 septembre 1578, ces trois bâtimens entrèrent dans la Mer du Sud ; ils avaient franchi le détroit de Magellan en moins de quinze jours. Jamais navire espagnol n’avait fait traversée si rapide. Les contrariétés pour Drake n’étaient qu’ajournées. A diverses reprises, il se vit rejeté violemment vers le sud, entraîné jusqu’au 55e, jusqu’au 56e et même jusqu’au 57e degré de latitude, c’est-à-dire à plus de 20 lieues au-delà du cap Horn. Il perdit sa chaloupe avec 8 hommes de son équipage ; un de ses bâtimens disparut dans la tourmente, un autre rentra involontairement dans le détroit, et prit le parti d’en sortir par l’est pour regagner l’Angleterre au mois de juin 1579.