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Balaklava. Il y a 7 ou 8 kilomètres à faire, mais toujours en descendant. Comme accidens de terrain, des cimetières anglais, des tranchées, des batteries : la terre de Crimée semble ne pas produire autre chose. Nous traversons la ligne de l’ancien chemin de fer anglais. Bientôt nous avons à notre droite la plaine qui fut le champ de bataille de Balaklava et où manœuvre aujourd’hui un escadron de cosaques ; elle fut le tombeau de cette superbe cavalerie anglaise qu’un malentendu précipita sur les batteries russes chargées à mitraille. Le sol trembla ce jour-là sous le galop éperdu des dragons, des hussards, des lanciers britanniques ; bien peu en revinrent. Un monument, avec une inscription anglaise et russe, consacre la place où les autres tombèrent. Nous traversons le village de Kadykoï : à partir d’ici, le sol est jonché de débris de bouteilles et de cruchons à bière. C’est tout ce qui reste de la cité de bois qu’installèrent ici les Anglais. La petite ville de Balaklava est disposée de telle façon sur sa baie qu’on l’aperçoit seulement quand on y arrive. Ce qu’on voit d’abord, ce sont les tours en ruines qui couronnent la hauteur, et qui étagées sur ses flancs semblent descendre processionnellement au vallon ; puis une sorte d’étang, une flaque d’eau au fond d’un ravin, sans communication apparente avec la mer : c’est le port de Balaklava. La route tourne assez court, et brusquement nous voilà en ville. En face, un groupe de masures à demi détruites ; en haut, dans les rochers, une grande maison qui par-dessus la ceinture de rochers contemple la pleine mer. C’est celle du capitaine Manto, dont ce lieu rappelle les exploits. Nous sommes sur le théâtre même du combat livré par les Grecs de Balaklava à l’armée anglaise le 25 septembre 1854, Les Anglais arrivaient par cette route, les Grecs étaient embusqués dans ces maisons et dans ces ruines ! Ceux-ci avaient d’abord l’avantage de la position, mais ils étaient une centaine d’hommes contre plusieurs milliers, de plus ils se trouvèrent pris à revers par les navires anglais qui pénétraient dans le port et leur envoyaient des bordées. Le bataillon grec fut bientôt forcé partout. Quand on demanda au capitaine Manto, blessé et fait prisonnier, s’il s’était imaginé pouvoir avec une poignée d’hommes arrêter une armée, il répondit simplement : « Si j’avais livré la ville sans combat, j’aurais mérité les reproches de mes supérieurs et même votre mépris ; maintenant ma conscience est tranquille. J’ai fait mon devoir. » La « ville » de Balaklava n’a guère que quatre-vingt-quinze maisons et environ 400 habitans ; elle n’a qu’une rue et deux églises, l’une avec coupole dédiée à saint Nicolas, l’autre, qui n’est qu’une chapelle, aux douze apôtres. Les habitans descendent des réfugiés de l’Archipel que la flotte de Catherine amena en Crimée. On se sent ici à mille lieues de la Russie à voir ces yeux noirs, tous ces profils aquilins. Trois villages des environs,