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situation pittoresque sur la Mer-Noire ; mais lorsque, par une brûlante journée de septembre, après avoir parcouru les landes arides et poudreuses, on arrive enfin au couvent, on éprouve d’abord une désillusion. Chose singulière, on est à deux pas de la mer et on ne la devine pas. Tout ce qu’on voit, c’est une église, une grande maison en pierre de tuf, qui ressemble à n’importe quoi. J’entre dans le couvent, je prends un petit corridor : arrivé à l’extrémité, je suis ébloui du spectacle que j’ai sous les yeux. A 300 mètres plus bas, presque à pic, brusquement se découvre la mer étincelante ; on s’étonne que son murmure puisse monter jusqu’ici, tant est haut le rivage qui la domine. A droite s’élance de la mer, mais d’un seul jet, le cap Fiolent, une roche énorme, noire silhouette au tragique contour. A moitié isolée, arrachée de la falaise, elle semble braver et menacer. Cet écueil de basalte est entouré d’autres écueils presqu’à fleur d’eau, qui auraient bien des drames à raconter. Sur notre gauche, mais à 8 ou 10 kilomètres, une masse imposante de blocs rougeâtres, d’un chaud coloris, comme les rochers de nos grandes Vosges : c’est la Sainte-Montagne. Nous la retrouverons à Balaklava. Pour descendre d’ici à la plage, un petit sentier en casse-cou, à chaque détour duquel on croit trouver le précipice. Le couvent est maintenant sur notre tête ; avec son architecture de corps de garde, il a pourtant bon air, tant il est fièrement campé sur l’abîme, accroché au flanc des roches. Ce nid d’aigle contraste avec sa pieuse destination. Sur cette pente si rapide, mais que des travaux intelligens ont disposée en terrasses successives, est le jardin des moines. On croirait être passé dans un autre monde, sous un autre ciel. Là-haut l’aridité de la steppe ; ici la splendide végétation des rivages du midi, le citronnier, la vigne, l’amandier. L’esprit est tout récréé de cette verdure et de cette mer. Là-haut, on ne peut s’empêcher de penser à l’Arabie, à la Syrie ; ici tout rappelle la Grèce. Voilà bien cette grande mer, vraiment hellénique, qui a mérité tour à tour les épithètes d’Axénos et d’Euxénos. Aujourd’hui ses flots mollement poussés ne font que caresser les écueils. Elle se ride d’une façon si engageante ! elle a bien ce « sourire infini de la mer » dont parle Eschyle. Un trois-mâts, toutes ses voiles gonflées, se balance paresseusement et ne semble point pressé d’avancer ; à l’horizon, un trait de fumée blanchâtre dénonce la fuite d’un bateau à vapeur. Si nous n’étions pas si haut, on pourrait voir les dauphins, les « porcs de mer, » comme on les appelle ici, bondir à la surface des eaux comme de grosses bouées que les flots couvrent et découvrent tour à tour. Bleue est la mer, bleu est le ciel, et à l’horizon ils semblent se confondre dans un azur plus pâle ; mais que demain le vent du sud bouleverse l’Euxin, que les grands bancs de brume s’étendent sur les ondes révoltés, nul océan n’est plus