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environs, et le désert commence à la sortie de la ville. Un nuage de poussière enveloppe la voiture et se répand sur une végétation sauvage : des bruyères, des chardons, des absinthes, des armoises, partout des herbes piquantes et ligneuses ; pas d’arbre, pas d’autre ombre que celle des poteaux télégraphiques qui suivent la route de poste. Les chemins sont violemment accidentés ; je plains les blessés de 1854 qui durent reposer leurs membres endoloris sur les charrettes non suspendues. Pour lointain, ces montagnes de Crimée, d’une blancheur crayeuse, avec un peu de verdure sombre, dessinées à l’encre de Chine, ravinées, déchirées en tout sens par les eaux de pluie. Si l’on voit une plaque verdoyante dans la campagne, c’est un carré de vigne, débris de l’ancienne prospérité. de loin en loin une khoulore, c’est-à-dire une ferme isolée, dont une partie tombe presque toujours en ruine ; des chiens aux jambes longues et nerveuses, au museau allongé comme des loups, s’en élancent pour harceler les chevaux, car ils ne sont pas habitués à voir beaucoup de monde sur la route. Ce qu’on rencontre par ces chemins, c’est un officier en casquette blanche, aux favoris blancs de poussière, que la télègue de poste cahote jusqu’à Simphéropol, ou bien encore une charrette tatare attelée de bœufs aux longues cornes. Elle crie à faire pitié, cette charrette, sur ses roues de bois grossièrement travaillées, assemblages de pièces mal jointes qui forment un polygone plutôt qu’un cercle, — plainte aigre et monotone ; on croirait entendre un cortège de pleureuses. Les conducteurs, avec leurs bonnets de peau de mouton, leurs gilets étroits, leur ceinture orientale, leur large pantalon, semblent gens assez paisibles. Les femmes, s’il y en a sur la voiture, sont toujours soigneusement voilées.

Le cimetière français se remarque de loin à ses massifs de verdure. Nous y entrons : partout des allées bien alignées, des fleurs, des arbres, des acacias, de la vigne avec ses grosses grappes. C’est moins un cimetière qu’un jardin, presque le seul jardin du pays. Je ne m’étonne plus que les habitans de Sébastopol en aient fait un but pour leurs promenades du dimanche. Au centre s’élève une grande chapelle carrée, sur les quatre faces de laquelle sont gravés les noms des officiers-généraux qui périrent dans cette guerre. Tout autour, des chapelles funéraires plus petites, d’un modèle uniforme ; chacune d’elles est une sépulture collective. Ici la ligne, les chasseurs à pied, les zouaves, la légion étrangère ; là les hussards, les dragons, l’artillerie, etc. Je fais ouvrir une de ces chapelles : à l’intérieur comme à l’extérieur, même ordre, même régularité, on peut dire même discipline dans la mort. Sur les parois, les noms des officiers ; leurs ossemens reposent, me dit-on, en des niches pratiquées dans la muraille. Sous nos pieds, le caveau où sont ceux des