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peintures modernes, toutes semblent parler le même langage que l’ange du sépulcre. C’est Ézéchiel debout au milieu du champ plein d’ossemens : déjà « les os se rapprochent des os, » et « le souffle entre en eux ; » c’est le Christ sortant glorieusement du tombeau, c’est le genre humain tout entier s’éveillant pour le jugement dernier. Dans ce temple dédié à la mémoire des morts, on a voulu que tout parlât de résurrection.

L’église est entourée d’une esplanade : il y a là sept gros canons de fonte enlevés, paraît-il, aux Anglais. On a tout badigeonné en gris, la pièce et l’affût : le badigeon conserve les trophées. Il y a là aussi un petit canon français avec cette inscription : R. F. 1849. Je ne sais d’où il vient. De l’église et du cimetière, on a une vue splendide sur la ville, sur les forts, sur la rade. Les héros russes dorment en vue du champ de leurs exploits ; ils n’auraient qu’à se soulever un peu sur leur couche funèbre pour reconnaître l’un Malakof, l’autre le Redan ou les hauteurs d’Inkermann, et contempler la place où ils tombèrent. Si le souffle d’Ézéchiel passait sur eux, si « l’armée innombrable se levait sur ses pieds, » ils n’auraient qu’un pas à faire pour reprendre le poste de combat.

A quelque distance, j’aperçois un village avec une petite église. Le gardien me raconte qu’à l’époque du bombardement un grand nombre d’habitans se réfugièrent sur le côté nord. A l’abri des projectiles, ils se bâtirent des huttes et des baraques. Quand vint la paix, l’argent ou le courage leur manqua pour relever dans la ville les maisons incendiées. Ils se fixèrent donc aux lieux qui leur avaient servi d’asile, et, comme c’est une terre de la couronne, personne ne les inquiéta. Depuis, leur installation s’est un peu améliorée, le campement est devenu un village, la slobode Barténief. Le toit de l’église, dédiée, si je ne me trompe, à saint Pierre et saint Paul, a été construit ou reconstruit du bois trouvé dans les baraquemens français de Kamiesch. Qui sait si ce ne sont pas les planches de notre théâtre qui sont venues là se sanctifier ?

Si en descendant du cimetière on tourne sa barque vers le fond de la rade, au bout d’une heure à la rame ou d’un quart d’heure à la voile, on arrive à l’embouchure d’une petite rivière dont le nom a retenti deux fois dans nos bulletins des batailles. C’est la Tchernaïa, la Noire. Elle est à peine large comme un ruisseau, mais elle n’en a point la limpidité. A force de charrier de la vase et du sable, elle a formé à son embouchure un grand marécage inondé pendant les crues, desséché pendant les chaleurs, assez mal odorant et où des chasseurs bottés jusqu’aux hanches cherchent la bécasse dans les roseaux. Il est probable que dans l’antiquité la rade s’avançait au moins à deux kilomètres plus loin, au pied des rochers d’Inkermann, et que c’est le limon de la Noire qui l’a refoulée. Cette