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la gigantesque statue de Lazaref. L’amiral Lazaref, qui commanda la flotte de la Mer-Noire pendant dix-sept ans, de 1834 à 1851, fut le véritable fondateur de Sébastopol. Sans doute, il eut de dignes prédécesseurs, et il est piquant d’avoir à citer parmi les créateurs d’une ville que devait détruire une expédition anglo-française un Français et un Anglais, le marquis de Traverse et l’amiral Mackensie. C’est sous Lazaref que s’élevèrent, à l’entrée de la rade, ces redoutables forts qui, à chaque salve, pouvaient accabler de 600 boulets une flotte ennemie engagée dans le port ; c’est sous lui que furent commencés les docks et le grand aqueduc, que fut bâtie la nouvelle amirauté, que la baie de la Karabelnaïa fut approfondie et agrandie, que les casernes colossales mirèrent dans la baie leurs centaines de fenêtres. Il fit une chose plus grande encore : il créa la flotte de la Mer-Noire ; il lui donna non-seulement un excellent matériel, mais cet esprit de corps, ces habitudes d’ordre, de discipline, de célérité dans les opérations, qui firent d’elle une des plus admirables corporations maritimes de l’Europe. Si donc Sébastopol fut, ville et flotte, corps et âme, la création de Lazaref, si Lazaref fut en quelque sorte l’âme de Sébastopol, il était juste de lui dresser une statue au promontoire le plus apparent, là où sa masse de bronze, noire silhouette encore indistincte, frappe tout d’abord les nouveaux arrivans. L’érection de ce monument avait été décidée avant la guerre de Crimée, elle n’eut lieu qu’après. Lazaref devait se dresser sur Sébastopol debout, jouir de sa puissance et de sa gloire, se complaire dans cette création florissante, comme ces héros protecteurs auxquels les cités grecques élevaient des statues colossales. Maintenant ce n’est pas la splendeur, c’est la désolation de Sébastopol qu’on lui donne à contempler. Il semble se pencher mélancoliquement sur sa ville incendiée, sur sa rade veuve de vaisseaux. Il reste toujours le génie et l’âme de la cité, mais un génie qui semble pleurer sur des ruines, une âme en peine, arrêtée parmi des tombeaux, expiant par un chagrin d’outre-tombe quelque péché d’orgueil. Si nous en croyons les anciens, on vit parfois les statues des immortels, les figures de bronze et de marbre, se mouiller de larmes plus qu’humaines. Pareille chose dut advenir à Lazaref lorsque dix ans après sa mort on dressa sa statue sur le haut piédestal de la Karabelnaïa, et qu’on le força de mener le deuil de la cité morte. Dans ce grand cimetière de Sébastopol, le monument de Lazaref semble bien un monument funèbre.

Sébastopol avant la guerre ne devait pas avoir plus de 8,000 âmes de population. Pour arriver au chiffre de 45,000 que donnent quelques écrivains, il faut y ajouter 37,000 soldats ou marins. Aujourd’hui elle n’a plus que 6,000 âmes, et cette fois il faut comprendre dans ce chiffre environ 2,500 militaires en activité de service ; les