Page:Revue des Deux Mondes - 1874 - tome 6.djvu/359

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

exemple, ont été moins exposés aux projectiles, mieux garantis par la hauteur qui les domine. Ce sont les pauvres aussi qui ont reconstruit le plus vite leurs modestes habitations : les riches demeures, par la disparition presque totale des classes riches, restent désertes et désolées.

J’entre dans cette fameuse rue Catherine : à droite, à gauche, des pans de murs, des tas de moellons, des empilemens de vieilles poutres. Vingt ans se sont écoulés depuis l’expédition de Crimée, et le spectacle que j’ai sous les yeux est celui qu’offrait à Strasbourg le faubourg de pierre au lendemain de la capitulation. Or Strasbourg, Thionville, Longwy, Saint-Cloud, les villes les plus maltraitées par le pétrole et l’artillerie prussienne, se sont relevées, quelques-unes plus belles, de leurs décombres ; à Sébastopol, il semble que le dernier projectile vient de tomber, que le dernier incendie vient de s’éteindre. Ce sont les horreurs de la guerre vingt ans après la guerre. Ces ruines n’ont même pas ce qui console, ce qui cache un peu la nudité des ruines : pas d’herbe, pas de lierre, pas de plantes grimpantes. Comme sur certains points de la ville on commence à rebâtir, la poussière blanche qui s’élève des constructions se mêle à la poussière grise qui sort des décombres. Par les plus beaux jours, elle emplit l’atmosphère à vous gêner la respiration. Dans cette poussière, on enfonce jusqu’à la cheville. C’est elle qui donne à toute la ville, aux maisons qui se construisent comme aux édifices détruits, cette teinte uniforme, ce glacis crayeux qui caractérise si singulièrement Sébastopol. Sans elle, la coupole de la nouvelle église serait bleue, et celle de l’ancienne serait verte ; sans elle, le panorama serait égayé par le vermillon de quelques toits, par la verdure des arbres contrastant avec la blancheur des pierres d’Inkermann. Au reste, les tons jaunâtres des bastions et des hauteurs environnantes s’harmonisent assez bien avec les tons pâles de la ville. Ce n’est pas un paysage, c’est une grisaille. Une palette serait de trop pour peindre Sébastopol, le crayon suffit ; la photographie même lui donne un éclat que n’a pas la nature. Ces ruines, comme toutes celles que fait notre siècle, sont assez prosaïques. Pourtant, quand vous les mettez entre la rade et vous, que leurs silhouettes se détachent sur ces beaux flots, que les fenêtres disjointes encadrent de magnifiques carrés d’azur, il semble qu’on soit transporté sur quelque rivage fameux de la Grèce ou de l’Italie méridionale. « Cela ressemble à Pompéi, » aurait dit un visiteur auguste.

La première maison de la rue Catherine, c’est ce club de la noblesse, qui « pouvait rivaliser avec les plus beaux de l’Europe. » Il n’en reste que les murs. Les églises de Saint-Nicolas et de Saint-Michel, sur le rivage de la baie, ne sont si fraîches que parce qu’on