Page:Revue des Deux Mondes - 1874 - tome 6.djvu/352

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
346
REVUE DES DEUX MONDES.

le distingue d’eux, et j’ajoute que le Satiricon lui-même, quand on le lit avec soin, nous donne de lui une meilleure idée. il est remarquable que, même dans les passages où il veut être agréable au prince, ce railleur éternel ne renonce pas à son ironie. Celui qu’il charge d’attaquer Lucain et de refaire la Pharsale, c’est un poète ridicule que les enfans poursuivent à coups de pierres quand il se montre dans les portiques, qui est si occupé à faire des vers sur un vaisseau pendant une tempête, qu’il ne s’aperçoit pas qu’il va périr, et qui accueille par des injures ceux qui viennent l’interrompre pour le sauver. Le choix d’un si médiocre personnage pour une cause où l’amour-propre de l’empereur pouvait être engagé ne cachait-il pas quelque malice ? Ne dirait-on pas vraiment que Pétrone tient à nous mettre lui-même en défiance de ses flatteries, et qu’il veut nous faire entendre que sa complaisance n’était pas, comme celle des autres, sans limites et sans réserves ? Cette intention, qui, bien que timide et voilée, s’entrevoit dans ce qu’il nous dit, me paraît plus visible encore dans ce qu’il ne dit pas. Parmi les talens du prince dont il tirait tant de vanité, quelques-uns sont délicatement loués chez Pétrone, mais il y en a dont il n’a pas dit un seul mot. Dans ce roman qui touche à tout, il n’est jamais question du théâtre, et l’on n’y trouve pas la moindre allusion à cette manie qui possédait l’empereur de paraître sur la scène et d’y remporter des couronnes en chantant des drames lyriques.

Ce silence est fait pour nous surprendre. Il n’y avait rien dont Néron fût plus fier que de ses triomphes de musicien et de chanteur. Ses courtisans le savaient bien, et ils ne manquaient pas d’offrir sans cesse des sacrifices aux dieux « pour la conservation de sa voix céleste. » Lorsqu’après quelques hésitations, encouragé par la servilité publique, il osa se produire sur un théâtre, ce fut un grand événement à Rome. Il ne faudrait pas croire que tout le monde ait jugé sévèrement cette fantaisie : l’opinion publique se partagea, et jusque dans la société la plus distinguée Néron trouva des approbateurs. Un petit poème de cette époque, qu’on a récemment découvert[1], nous montre le prince dans une de ces représentations solennelles, chantant en grand habit de théâtre ses « chants troyens » sur la scène. « Tel était Phébus, dit le poète, quand joyeux de la mort du serpent il célébrait sa victoire en frappant de son archet sa lyre savante… Filles de Piérus, prenez votre vol, et venez nous trouver au plus vite : c’est ici que l’Hélicon se dresse maintenant ; ici vous retrouverez votre Apollon. Et toi, ville sacrée de Troie, sois fière de tes désastres et montre avec orgueil ce glorieux poèmeàla

  1. Ce sont deux églogues qui ont été découvertes, il y a quelques années, dans la bibliothèque du couvent d’Einsiedeln. Elles sont reproduites dans l’Anthologie latine de Riese, aux numéros 725 et 726.