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UN ROMAN DE MŒURS SOUS NÉRON.

de cendres, » et il confie ses chagrins à la Fortune. Il est fort en colère contre les Romains, qui ne savent comment abuser de leurs victoires : ne s’avisent-ils pas de creuser la terre jusqu’en ses fondemens, pour en tirer la pierre et le marbre dont ils construisent leurs palais ? S’ils continuent, l’accès aux demeures infernales sera quelque jour découvert, et le soleil pénétrera jusque dans le séjour des mânes. C’est un danger qu’il faut prévenir, un outrage qu’on doit venger. Pluton demande à la Fortune de l’aider à punir ces audacieux ; elle, qui aime le changement, y consent volontiers, et tous les deux s’en vont détruire de concert la puissance romaine. Pétrone s’est sans doute fort applaudi d’avoir imaginé cette scène ; il faut pourtant avouer qu’elle n’est guère utile, et que, lorsqu’on connaît les deux ambitieux qui convoitaient l’empire, on n’a pas besoin de supposer un complot des dieux pour comprendre qu’ils aient fini par en venir aux mains. Nous voilà donc avertis que c’est sous l’inspiration de Pluton que César marche sur Rome. A mesure qu’il en approche, Pétrone nous représente, comme Lucain, l’épouvante qui s’empare des habitans consternés ; mais ici encore, aux tableaux saisissans de la Pharsale, il sent le besoin d’ajouter l’intervention du merveilleux homérique. Il nous montre, ce qui n’est pas très nouveau, la Paix, la Fidélité, la Concorde, qui quittent la terre, et, à leur place, les monstres qui arrivent des enfers, les dieux qui descendent du ciel pour se mêler aux combats des hommes. Vénus, Minerve et Mars soutiennent César ; Apollon, Diane, Mercure, Hercule, protègent Pompée. Entre les deux partis circule la Discorde, que le poète essaie de faire aussi terrible qu’il peut. Les anciens lui avaient mis un collier de serpens au cou, Pétrone y ajoute du sang à la bouche, des larmes dans les yeux, une langue qui distille du venin, des dents qui grincent et sont toutes noires de rouille. Se dressant sur le sommet de l’Apennin, d’où elle peut jeter ses torches de tous les côtés, elle appelle l’Italie et le monde aux armes : c’est par ce tableau que se termine le poème de Pétrone.

Ce poème contient assurément de beaux vers, mais, quand on le compare à la Pharsale, que l’auteur espérait surpasser, il faut avouer qu’il a grand’peine à soutenir la comparaison. Pétrone a mal réussi dans son entreprise, et l’effet que produit son ouvrage est tout à fait contraire aux principes qu’il voulait établir. Il prétendait prouver que l’épopée ne peut pas se passer de merveilleux, et le merveilleux qu’il ajoute à l’œuvre de Lucain se trouve être entièrement inutile : il n’explique rien, et tout se comprend sans lui. César n’a pas besoin d’être excité par Pluton pour se jeter sur Pompée ; la Discorde n’a que faire d’agiter ses torches sur des cœurs que dévore déjà la haine ; les Romains peuvent trembler à l’approche du vainqueur, sans que les Furies prennent la peine de venir des en-