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UN ROMAN DE MŒURS SOUS NÉRON.

de ne pas ressembler aux autres. Du temps de Néron, si l’on était souvent épicurien de conduite, on l’était moins de principe, et surtout on cessait de l’être quand le dernier moment approchait. On sentait le besoin, dans ces nécessités terribles, de s’attacher à une doctrine plus ferme pour se donner du cœur. L’épicurisme peut aider à vivre ; l’expérience prouvait qu’il était insuffisant pour mourir. Scribonius Libo, l’une des premières victimes de Tibère, qui voulait finir comme il avait vécu, avait eu l’idée de charmer son dernier jour en se livrant aux plaisirs de la table ; « mais il ne trouva, dit Tacite, qu’un dernier supplice dans ce qui devait être sa dernière jouissance. » Quand on vit que cette façon de quitter la vie ne réussissait guère, on eut recours à une autre. D’ordinaire on demandait le secours d’un sage, on s’occupait des espérances de la vie future. Julius Canus marchait au supplice accompagné par son philosophe (prosequebatur eum philosophus suus) ; Sénèque, pendant que le sang et la vie s’échappaient de ses veines, dictait à un secrétaire ses derniers préceptes de vertu ; Thraséa écoutait le cynique Démétrius, qui l’entretenait d’immortalité, et c’est tout plein de ces nobles leçons que, se sentant finir, il invoquait Jupiter libérateur. Pétrone est le seul qui soit mort tout à fait en épicurien. « Il ne voulut pas rejeter brusquement la vie. Il s’ouvrit les veines, puis les referma, puis les ouvrit de nouveau, parlant à ses amis et les écoutant à leur tour ; mais, dans ses propos, rien de sérieux, nulle ostentation de courage, et de leur côté point de réflexions sur l’immortalité de l’âme et les maximes des philosophes. Il ne voulait entendre que des vers badins et des poésies légères. Il récompensa quelques esclaves, en fit châtier d’autres. Il se mit à table, il se livra au sommeil, afin que sa mort, quoique forcée, parût naturelle. » Cette façon de quitter la vie a causé une vive admiration à tous les épicuriens du XVIIe siècle. « Ou je me trompe, dit Saint-Evremond, ou c’est la plus belle mort de l’antiquité. Dans celle de Caton, je trouve du chagrin et même de la colère. Le désespoir des affaires de la république, la perte de la liberté, la haine de César, aidèrent beaucoup à sa résolution, et je ne sais si son naturel farouche n’alla point jusqu’à la fureur quand il déchira ses entrailles. Socrate est mort véritablement en homme sage et avec assez d’indifférence ; cependant il cherchait à s’assurer de sa condition en l’autre vie, et ne s’en assurait pas ; il en raisonnait sans cesse dans la prison avec ses amis, assez faiblement, et, pour tout dire, la mort lui fut un objet considérable. Pétrone seul a fait venir la mollesse et la nonchalance dans la sienne. Nulle action, nulle parole, nulle circonstance qui marque l’embarras d’un mourant : c’est pour lui proprement que mourir est cesser de vivre. » Ce grand seigneur homme d’esprit, ce consulaire épicurien qui