Page:Revue des Deux Mondes - 1874 - tome 6.djvu/234

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

fermée devant lui ; enfin une jeune fille étrangement belle se présenta. — Barbara ! s’écria le roi. — Je me nomme Barbara en effet, répondit cette fille, mais je ne suis pas morte.

En effet, Twardowsky avait autrefois sauvé des mains d’une populace furieuse Barbara Gisanka, qui devint, dans l’antre où il la cachait, sa maîtresse et son adepte à la fois. Elle fut bientôt en état de pratiquer les sciences physiques, la médecine, et de l’aider dans tous ses travaux. Saisi de courroux contre l’imposteur et surtout d’un désir plus puissant encore de posséder cette merveilleuse créature, le roi fit tuer en secret le magicien, puis répandre parmi le peuple le bruit qu’il avait été enlevé par le diable ; c’est là l’origine de la légende.

La Gisanka prit sur le roi vieillissant une influence sans bornes, par sa beauté autant que par ses artifices ; elle vécut auprès de lui dans un faste oriental. Sigismond était-il malade, aucun médecin n’avait la permission de s’approcher de lui. Elle était à son chevet quand il mourut (1572). Telle est l’histoire.

La tradition a fait de Twardowsky un tout autre personnage ; elle a transformé le savant solitaire et farouche en un brillant gentilhomme, qui pour vivre et mourir gaîment vendit son âme par un pacte infernal écrit sur peau de bœuf, engageant sa parole, son nobile verbum, qu’il se livrerait au diable aussitôt que celui-ci serait entré dans la ville de Rome. En attendant, le diable devait servir Twardowsky. Celui-ci usa de la puissance que l’enfer mettait à ses ordres avec une prodigalité toute polonaise, tant pour son propre plaisir que pour celui de ses amis et du peuple en général. Il donnait des festins magnifiques et se livrait à toute sorte de facéties, telles que changer en lièvre certain soldat fanfaron d’un simple tournoiement de sabre au-dessus de lui, ou bien percer trois trous dans le nez d’un cordonnier avec son alêne pour faire couler de cette tête un plein tonneau d’eau-de-vie dont il régale la foule. Un soir, il apprend par lettre qu’un étranger distingué l’attend à l’auberge dite de la Ville de Rome. — Insouciant, il court au rendez-vous ; mais, à peine est-il entré dans la salle, sa chanson favorite aux lèvres, à peine a-t-il ébauché une plaisanterie avec la belle aubergiste, qu’on frappe et que le diable habillé à l’allemande se présente son pacte à la main, comme le commandeur du Festin de Pierre. Twardowsky voit la ruse et y répond par les mêmes armes. Au moment où le diable veut mettre la main sur lui, il arrache l’enfant nouveau-né de l’aubergiste du berceau où il dort et, protégé par ce bouclier d’innocence, défie l’enfer à son gré. — Mais que devient ta parole de gentilhomme ? s’écrie le diable d’un ton moqueur. À ces mots, le respect du Polonais pour la parole donnée l’emporte. Twardowsky rend aussitôt l’enfant à sa mère et se livre fièrement à son ennemi, qui l’enlève dans les airs. Tandis que tous deux planent au-dessus de Cracovie, quelques sons de cloche égarés frappent l’oreille de Twardowski, éveillant dans