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d’étudier l’expression de l’âme polonaise dans sa légende du Faust, d’examiner les contrastes qui séparent les deux peuples.

Ici se présentent d’abord trois traits essentiels du caractère national : une large hospitalité, un point d’honneur tout chevaleresque et la domination féminine absolue, traits que nous retrouvons marqués dans l’histoire de la malheureuse Pologne. Pas plus que le docteur Faust, son cousin Twardowsky n’est un mythe ; il reste sur lui des renseignemens historiques, la bibliothèque de l’université à Cracovie possède un de ses manuscrits, et à Pulawy on montre la glace concave qui servait de miroir magique au Faust polonais.

Twardowsky vécut au XVIe siècle, du temps de Sigismond-Auguste. Fils d’un gentilhomme campagnard, il fit ses études à l’université de Cracovie, et, s’étant élevé au rang de docteur, s’occupa spécialement d’expériences de chimie et de physique. A cet effet, il travaillait dans son laboratoire secret, une vaste caverne du mont Krzemionki. De la physique à la nécromancie, il n’y avait qu’un pas ; aussi le savant était-il considéré par ses contemporains comme sorcier. On disait qu’il avait signé un pacte avec l’enfer, que toute une armée de démons était à son service. Cette réputation ne l’empêcha pas de devenir favori du roi, peut-être même aida-t-elle à sa faveur. Sigismond-Auguste avait épousé la belle Barbara Radziwill, fille d’un magnat polonais, contre la volonté de sa mère, l’intrigante Bona. Peu de temps après ce mariage, la noblesse, demanda au roi de répudier Barbara. — Comment, répondit Sigismond, comment pourriez-vous me garder votre foi, si je manquais à celle que je dois à mon épouse ? — Barbara mourut empoisonnée, — elle est l’héroïne d’une fort belle tragédie polonaise, — et la reine Bona fut accusée de ce crime tant à la cour que parmi le peuple. Sigismond au désespoir exila sa mère, porta toute sa vie des habits de deuil, et fit tapisser de drap noir ses appartemens royaux de Kniszin. La mélancolie l’entraîna vers les sciences occultes. Il donna plus que jamais sa confiance à Twardowsky ; tantôt il le faisait venir au palais par un couloir souterrain, tantôt il lui rendait lui-même visite dans son mystérieux laboratoire. En exigeant du savant des tours de magie, le roi l’amena nécessairement à l’imposture : telles expériences qui passaient encore pour des prodiges aux yeux du vulgaire lui avaient suffi d’abord, mais il finit par prier sérieusement Twardowsky de contraindre Barbara Radziwill à quitter son tombeau et à lui apparaître dans tout l’éclat de sa jeunesse. Twardowsky résolut ce problème difficile. Une nuit que le roi était venu le trouver, il traça un cercle magique, prononça certaines formules, et appela par trois fois la morte, qui parut non pas à l’état de fantôme, mais fraîche, en bon point, plus belle que jamais. Le roi s’évanouit à cette vue ; depuis lors son estime pour Twardowsky alla en croissant jusqu’au jour où la supercherie lui fut révélée. Une nuit, il ne trouva pas le magicien dans sa caverne, dont la porte resta longtemps