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On put juger là ce qu’il y avait de ressources dans l’homme pour un moment de crise. Moins de deux heures après qu’Henri eut rendu le dernier soupir, d’Épernon, redevenu maître au Louvre, parlait au parlement, en maître là aussi, et savourait avec ivresse l’illusion bientôt détruite que son règne, interrompu par vingt-deux ans de disgrâce, allait recommencer sans contrôle et sans partage sous le nom de l’étrangère proclamée, grâce à lui, régente absolue de l’état. Il avait compté sans l’ingratitude de cette nature médiocre et bornée ; il avait compté sans Condé, Soissons, Bouillon, Guise, sans Concini surtout, meute avide qui se rua sur la dépouille du lion, et n’en laissa que la moindre part au véritable et hardi promoteur de la régence.

A tous égards, cette date du 14 mai 1610, si douloureusement mémorable pour la France, reste capitale dans la vie de d’Épernon. Écartons toute idée de crime. Il s’y révèle homme d’état, homme à la fois de tête et d’exécution, qui conçoit nettement et agit avec une foudroyante promptitude. Comparez à cette initiative vigoureuse et sûre l’attitude des autres grands et des membres du conseil. Où est le connétable ? où sont les autres amis et confidens d’Henri IV, Villeroi, Jeannin, Lavardin, Souvré ? où Damville et Bouillon ? Que dire de Sully et de son pitoyable désarroi ! Guise, qui, lui du moins, ne demeure pas inactif, que sait-il faire que d’emboîter le pas sur d’Épernon et de répéter partout son mot d’ordre ? Certes il ne faut lui prêter ni désintéressement ni inspiration de patriotisme ; qui en fit preuve ? Il ne travaillait que pour lui, la chose n’est pas douteuse, en créant ce pouvoir qu’il prétendait bien être seul à exercer. Tout esprit de bonne foi n’en reconnaîtra pas moins les qualités de virile habileté qu’il mit en lumière au milieu de l’effarement de tous. Comme manifestation de la supériorité de l’homme, le 14 mai 1610 va presque de pair dans sa vie avec ces héroïques journées d’Angoulême en août 1588, où pendant soixante heures, sans autres vivres qu’un morceau de pain, à bout de munitions, entouré d’une douzaine de serviteurs hors de combat, il tint tête sans faiblir un instant à toute une ville révoltée. Rien peut-être ne fait mieux juger de l’impopularité profonde de d’Épernon que le silence qui s’est fait sur cet épisode, digne des preux, qui eût immortalisé tout autre nom que le sien. N’accusons pas tant en cela l’esprit de parti des historiens que l’instinctive répugnance de la conscience publique. De Thou, Davila, Palma-Cayet, d’Aubigné lui-même, on signalé la grandeur de cette énergie surhumaine. « Le roy s’estoit desnoué, » dit fortement d’Aubigné, parlant de la prise de Cahors, première révélation du génie militaire d’Henri IV ; l’expression n’est pas moins applicable à d’Épernon en cette circonstance. Il donna là sa mesure complète, comme intrépidité et comme jugement. Autant