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rang, il n’était pas de ceux qui s’en contentent ; il prisait avant tout la domination, il lui fallait un pouvoir sans bornes ; frémissant de toute entrave mise à son despotisme, il ne tarda pas à entamer une lutte qui ne finit qu’avec sa vie contre les forces sociales qui le limitaient, clergé, parlement, intendance. Au fond, la royauté était le réel objet de sa haine. Sauf les deux périodes où, grâce à la faveur d’Henri III et à la faiblesse de Marie de Médicis, l’autorité royale a été en quelque sorte identifiée avec ses propres intérêts, il n’a cessé de la combattre. Il n’a pas dépendu de ses sourdes menées, à l’avènement d’Henri IV et à la fin de la ligue, qu’elle ne fût replacée en tutelle et que la France, retournant en arrière de trois siècles, ne se courbât derechef sous le joug des grands vassaux. Si Biron, devançant la justice d’Henri IV, avait eu le temps de jeter le masque et de traduire en acte ses criminelles visées de démembrement féodal du royaume de concert avec la Savoie et l’Espagne, nul doute que, répondant à son appel, d’Épernon n’eût levé l’étendard de la révolte dans le sud-ouest, à la condition, s’entend, que sa ferme raison, toujours habile à maîtriser sa fougue quand l’orgueil n’était pas en jeu, eût estimé le plan bien conçu et les chances de réussite suffisantes. Le génie de la féodalité revivait en lui, d’autant plus redoutable que son énergie n’était rien moins qu’aveugle et avait pour guide un sens politique consommé. Richelieu, quand il entreprit de faire table rase de tout ce qui était une force en France, n’a pas trouvé d’adversaire plus résolu, plus sur ses gardes, et en fin de compte plus difficile à abattre ; il y a mis quinze ans. Il est bizarre, mais rigoureusement exact, de dire que, de l’avènement d’Henri IV à celui de Louis XIV (d’Épernon est mort peu de mois avant Louis XIII), la plus insigne figure du patriciat français est encore ce petit cadet de Gascogne.

A propos d’un tel personnage, ne parlons donc pas de ridicule. « L’audace et la grandeur n’en sont pas susceptibles, » dit très justement Voltaire. Le grossier travers de la gasconnade ne lui est pas moins étranger. Son esprit très vif et très fin, jaillissant de source, empreint d’une ironie chagrine, dédaignait de briller autant que de plaire ; la parole portait coup, mais était brève et rare, la concentration habituelle, la froideur glaciale, sauf le cas où l’orgueil éclatait en emportemens. À ce taciturne, les hâbleurs n’avaient guère chance d’agréer. Son secrétaire et historien Girard raconte que, recevant le jeune Toiras, porteur d’un message du roi, il augura favorablement de l’avenir réservé au futur défenseur de Saint-Martin de Ré, pourquoi ? à cause surtout de sa disposition silencieuse. D’Épernon n’a jamais mieux prouvé cette pénétrante sagacité dans le discernement des hommes qui fut un de ses dons, — mais de Gascon à Gascon (la Gascogne peut presque revendiquer le Cévenol