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disgrâce irrémédiable pesait sur lui, sous Henri IV, qui ne lui donna nulle part à l’autorité, comme sous Louis XIII, qui le détesta, d’Épernon, la tête haute à son habitude, continuait à obtenir de tous, à commencer par le roi, les témoignages ostensibles de la déférence et du respect ; bien plus, mainte distinction flatteuse était son privilège personnel et le mettait hors de pair, et le favori déchu pouvait consoler son orgueil en voyant chacun lui prodiguer à l’envi les hommages comme par le passé et son prestige survivre à son crédit. Il est caractéristique de l’homme qu’il n’en rabattit rien de son humeur revêche, et qu’héritier en cela du grand-père de sa femme, le connétable Anne d’acariâtre mémoire, il ne cessa pas jusqu’à sa fin d’être comme lui, mais avec plus de piquant et moins de rudesse, le rabroueur par excellence de son temps.

Comment ne pas reconnaître à tant de signes que la transformation du gentillâtre en grand seigneur s’était opérée sans effort dans l’esprit dès contemporains ? Moins de dix ans après la mort d’Henri III, origine médiocre et circonstances équivoques de son élévation, tout était enseveli dans l’oubli, et d’Epernon marchait sans conteste en tête des premiers de l’état, — beaucoup sans doute en raison de ses dignités, de ses alliances, de ses richesses, de l’évidente supériorité qu’il manifesta dans l’exercice de ses grandes charges, de la qualité aussi de chef du parti catholique que l’imprudence d’Henri IV lui laissa prendre à la cour, — plutôt encore en vertu d’une sorte de droit inhérent à sa personne et par le fait d’un ascendant qui s’est imposé pendant soixante ans à la France entière. Exemple unique en effet dans l’histoire des aristocraties, ou, si l’on veut, de l’orgueil humain, il réalisa pleinement à son profit cette conquête après laquelle Dangeau s’essoufflait vainement un siècle plus tard, pour la plus grande joie de La Bruyère et de Saint-Simon : il devint, non une copie de grand, mais un grand. On n’en a guère vu de tendances plus envahissantes. A peine accepté comme un des leurs par ces rares privilégiés qui formaient dans le corps des gentilshommes et au-dessus d’eux comme une classe à part, il les primait déjà et s’érigeait en toute occurrence, sans protestations sinon d’un consentement unanime, en véritable représentant des seigneurs du royaume. Il convient d’ajouter que le rôle de grand, nul parmi ses pairs n’eut l’audace et les talens nécessaires pour le prendre d’aussi haut. Trop fier pour celui de courtisan, sauvé de la bassesse par l’orgueil, il quitta le Louvre du jour qu’il n’y régnait plus en maître, et se fit une quasi-souveraineté dans ses gouvernemens d’Angoulême, de Metz, son royaume d’Australie, comme on disait, — plus tard à Bordeaux, où sa fortune devait enfin succomber sous l’étreinte plus cauteleuse encore que puissante de Richelieu. Si jaloux qu’il fût des honneurs, et des hommages en tant que privilèges de son