Page:Revue des Deux Mondes - 1874 - tome 6.djvu/150

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

d’Épernon eût laissé une mémoire illustre, s’il avait donné à ses facultés puissantes un mobile autre que l’orgueil et l’ambition. Tel que l’ont gouverné ses passions égoïstes, la conscience se refuse à voir en lui un grand homme : il n’a droit qu’à passer pour le modèle du Gascon.

Qualités et défauts, c’est bien l’image de sa race. Non-seulement il résume fortement le type sous tous ses aspects bons et mauvais, mais sa vie elle-même n’est autre chose, à le bien prendre, que le roman légendaire du gentilhomme gascon, son héroïque épopée. On peut dire, en modifiant le mot de La Bruyère, qu’il a vécu comme rêvaient ses compatriotes. Il a miraculeusement évoqué à leurs yeux la réalisation matérielle de leurs aspirations les plus chères : soixante années durant, il lui a été donné d’assouvir cette soif inextinguible d’honneurs, ces ardentes convoitises de richesses et de pouvoir, cette passion ambitieuse enfin, la première à naître, la dernière à mourir dans une âme gasconne. Comment son éclatante fortune n’aurait-elle pas ébloui ces vives imaginations, moins éprises d’idéal que de jouissances positives, qui tout naturellement vont « droit au solide ? » Comment ne serait-elle pas devenue le point de mire de toutes les visées, l’encouragement à toutes les espérances dans ces gentilhommières dont le chartrier valait certes bien celui des Nogaret, où l’appétit était si éveillé devant un festin si court, où personne ne fut jamais inquiet de sa tournure ni de son esprit ? Qui pourra dire le nombre d’émules, suscités par l’exemple de cette merveilleuse destinée, qui en sont restés, hélas ! à ses humbles commencemens, au classique et proverbial départ pour la cour du cadet sans autre légitime que sa bonne mine et ses « vastes pensées ? » A défaut des triomphes qu’il avait rêvés sur cet illustre théâtre, le nouveau-venu pouvait compter du moins sur l’accueil protecteur, mais bienveillant et serviable, de d’Épernon. Autant il était fier avec les premiers personnages de l’état et rogue avec les grands dont il était devenu l’égal, autant il eut toujours l’art de s’attacher la noblesse provinciale et de s’en faire une clientèle à l’instar des patriciens de l’ancienne Rome. Son orgueil, non moins que sa politique, trouvait son compte à ce patronage ; il ne marchait guère dans les occasions d’importance sans un cortège de trois à quatre cents gentilshommes, et, soit à Paris, soit dans ses gouvernemens ou ses châteaux de Fontenay et de Cadillac, sa cour, princièrement défrayée, surpassait en nombre celle même des Guises. Aussi d’Épernon, bien plus que le Béarnais ou Monluc, fut-il le héros des prédilections natales, et si l’homme atteint partout ailleurs les dernières limites de l’impopularité, nous le verrons au contraire s’appuyer en toute occurrence sur la noblesse gasconne, recruter en elle d’enthousiastes instrumens de son ambition, et même, avant