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aux bohémiens, ou les bohémiens ne sont-ils que les exécutans, les déclamateurs d’une poésie qui appartient en propre à la Hongrie ? Il y a des faits qui prouvent que les bohémiens étaient déjà en Hongrie au XIIIe siècle (rien ne prouve qu’ils n’y fussent pas antérieurement), et des noms d’exécutans bohémiens, célèbres déjà au XVIe siècle, se sont conservés dans la mémoire du peuple. Or on ne cite pas une individualité hongroise de ce temps. Le plus ancien monument de musique hongroise, — les mélodies de Tinody Stephens, sans originalité, sans valeur, publiées en 1554 à Klausenburg, — n’offre d’autre attrait que celui de l’antiquité. En outre les chroniqueurs ou les auteurs anciens traitant de l’art bohémien ne parlent jamais de la nationalité magyare des airs tziganes, ni ne présentent les bohémiens comme simples exécutans d’une musique étrangère. M. Gabriel Mattray, très versé dans cette partie de l’histoire de la musique, écrit même : « Les Hongrois bien élevés ne s’adonnèrent jamais à la musique nationale, surtout à la composition ; c’est pourquoi la musique hongroise n’a pu être conservée et popularisée que par les bohémiens. » Pour moi, après avoir entendu les tziganes, j’ai la certitude que leurs facultés ne sont pas seulement d’exécution, mais aussi de création. L’art bohémien sort du sentiment, du génie bohémien même. Cet art est trop étrange, ses élémens sont trop sauvages pour être le produit exclusif d’un peuple réfléchi, sage, croyant, pratiquant, cultivé, lettré, d’un peuple civilisé ; mais les Hongrois ont eu la compréhension de cet art, ils l’ont environné d’amour et de respect. Réchauffé, vivifié, acclamé par la Hongrie, il lui appartient de par l’admiration et les larmes sympathiques qu’elle lui donne.

Nous arrivâmes enfin à Rakos-Palota. La maison de Remenyi est une longue bâtisse, assez vulgaire, que précède une cour malpropre, livrée aux poules, canards et cochons. Elle est ornée sur le devant de maigres peupliers qui ressemblent moins à des peupliers qu’à des points d’admiration, et que je soupçonne d’avoir été plantés là à bon dessein. À l’intérieur, c’est une longue galerie divisée en compartimens et contenant un amoncellement d’objets rares et précieux, tous cadeaux, où la valeur historique vient s’ajouter à la valeur matérielle. Il y a là des joyaux curieux, des bagues antiques, des chaînes d’or à désespérer l’art des orfèvres modernes. Des crédences en chêne sculpté supportent tout un monde de vases, de pots, de hanaps, de gobelets, de puisarts, de flacons, de cruches. Et quels pots ! de 3 ou 4 pieds de hauteur, et qui n’ont pu servir qu’aux beuveries de Rabelais. Un arsenal d’armes complet, de vieilles pièces de monnaie, des croix d’argent oxydé, bizarrement fouillées, des manuscrits rarissimes, des aquarelles, des tableaux anciens et modernes tapissent les murs ; mais savez-vous ce qu’il montre surtout avec orgueil ? C’est une paire de bottes de Liszt enfant et son sabre hongrois.

Tous les jours, nous avons du monde. C’est un monde qui n’a souci