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aurait été faite, on devait arranger les choses pour que le profit fut pour moi et ma sœur, dont le mari ne devait servir que de prête-nom. »

il paraît que Voltaire ne garda pas le secret, car Gorani, partant peu après pour l’Italie, fit route avec un officier russe qui allait faire des approvisionnemens pour les forces de terre et de mer à envoyer dans l’Archipel contre les Turcs. Cet officier, qui avait probablement passé à Ferney, disait que sa souveraine avait donné à Voltaire la commission de lui trouver quelque ambitieux de courage et de talent qui pût se présenter aux Grecs comme descendant d’un Lascaris, d’un Paléologue ou d’un Comnène. Catherine II l’aurait soutenu de toute sa puissance et lui aurait fait un trône de bien bon cœur. « Ces propos, dit Gorani, me plurent extrêmement, » mais il ne fit aucune confidence à son compagnon de route. Esprit vif, alerte et pétulant, il manquait de persévérance, entreprenait volontiers, et s’impatientait au moindre embarras, se jetait vite à l’eau, mais s’y glaçait vite. Il était feu et flamme en quittant Voltaire ; quand à Lucernate il apprit du bon curé de la maison que le comte Comnène était parti avec sa femme pour faire un voyage en Italie, l’homme qui devait détrôner le Grand-Turc, subitement dégrisé par ce contre-temps, rebroussa chemin et abandonna l’entreprise. Il s’excusa auprès de Voltaire en rejetant toute la faute sur le Comnène, et il continua d’être bien reçu à Ferney. Le patriarche, qui lui voulait du bien, lui offrit quatre ans après une place de bibliothécaire et de chambellan de confiance chez le landgrave de Hesse-Cassel : un logement à la cour, la table de son altesse, mille écus d’empire d’appointemens, la liberté et des livres ! C’était alléchant, et Gorani venait d’accepter quand il apprit la mort de son père ; ses intérêts le rappelèrent à Milan. Il était écrit que cet éternel voyageur ne s’assiérait jamais nulle part.

Cependant il réussissait comme homme de lettres. Son premier livre, Il vero Dispotismo, imprimé à Genève, avait paru au commencement de 1770, et l’édition s’était bien vendue. L’ouvrage fut réimprimé à Neufchatel et traduit en français et en allemand ; rien de plus séduisant que ces premières caresses de la gloire. Le nouveau-venu dans les lettres fut très fier de son premier succès, et, bien qu’il fît semblant de s’en moquer plus tard, il n’en parlait pas moins avec une certaine complaisance des lettres qu’il avait reçues à ce propos de tous les encyclopédistes, de tous les philosophes, et même des princes allemands, ses anciens persécuteurs. Ce n’est pas tout, cet heureux écrit obtint très facilement le genre de consécration qui était alors nécessaire au succès des meilleurs livres : il fut mis à l’index à Rome, prohibé par les prêtres et brûlé même, insinue Gorani, par la main du bourreau.