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La terreur que lui avait inspirée le comte d’Oeiras était si grande qu’il en frémissait encore même quand il ne fut plus sous sa main. Il savait que deux gentilshommes autrichiens qui, au retour d’une ambassade en Portugal, s’étaient permis de mal parler du ministre, avaient été l’un empoisonné à Gênes, l’autre assassiné dans le Tyrol. Aussi n’eut-il garde de refuser une mission de ce féroce bienfaiteur, qui voulut l’envoyer à la cour de Vienne. Sur cette mission et sur les autres qu’il accepta dans la suite, le diplomate italien a jugé bon de garder le plus profond secret ; louons-le de cette discrétion sans lui en savoir gré, car ses mémoires auraient beaucoup gagné à moins de réserve. Il peut être curieux d’apprendre que le prince de Kaunitz se faisait apporter à table, après dîner, un nécessaire de toilette et qu’il se brossait les dents devant les grands personnages du pays et devant les diplomates étrangers, mais nous aimerions mieux savoir ce que voulait de ce ministre autrichien son confrère de Lisbonne. Dans une audience de l’impératrice, provoqué par elle, Gorani commit l’imprudence de parler très librement du prince de Kaunitz ; il en résulta que le lendemain il fut consigné à la porte de cet homme puissant, et demeura quelque temps en disgrâce. De nouveaux protecteurs lui tendirent la main et le ramenèrent sur l’eau ; il obtint des missions (toujours secrètes) à Munich, qui, méritant alors son nom de Monachium, était une ville de moines, à Stuttgard, à Manheim, en Hollande, à Londres, où il fit des folies, à Paris enfin, où il vint pour la première fois en 1767. Pendant son très court séjour dans la grande ville, il fut présenté à Louis XV, qui ne daigna pas lui adresser un mot. En revanche, il eut à se louer des philosophes, qu’il vit presque tous ; il s’attacha dès lors à Bailly et n’aima pas d’Alembert. « Je lui trouvais, dit-il, trop de morgue, des prétentions trop illimitées, trop de despotisme à s’arroger le droit de passer pour le premier génie du monde. » De retour à Vienne, il fut d’abord très en faveur à cause du succès de ses missions, mais on lui attribua une satire en vers français dirigée contre Marie-Thérèse ; il eut beau s’en défendre et invoquer l’autorité de Métastase, qui le déclara incapable de tourner des vers français, il fut cette fois abandonné de tous, même de son protecteur obstiné, le prince de Lichtenstein. Il dut alors se cacher à Venise, puis à Lucernate, qui était une terre de sa famille, à 3 lieues de Milan. Renonçant à la diplomatie, il se fit homme de lettres.


III.

C’est de cette époque que datent les relations de Gorani avec Beccaria et avec la société du Café, journal littéraire qui rappelait le