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recouvrait un tapis noir. Il s’y promena longtemps de long en large, craignant une visite domiciliaire et l’enlèvement de ses papiers, ce qui l’aurait perdu. Après cinq quarts d’heure d’attente, il vit entrer un juge, suivi d’huissiers, de greffiers et de sbires ; ce juge s’assit dans un fauteuil, les greffiers sur des tabourets, et Gorani dut rester debout. L’interrogatoire dura six quarts d’heure. Le magistrat avait ses lunettes sur le nez et suivait avec une certaine inquiétude les mouvemens du prévenu, qui, ayant pris sur la table l’étui de ces lunettes, s’amusait à le faire tourner entre ses doigts. « Mais enfin, demanda le malheureux, quel est mon crime ? — On vous a vu causer un soir, au théâtre, avec un homme que nous avons mis en prison ; cet homme était un traître. Vous l’êtes donc aussi, puisque vous paraissiez si bien avec lui. » À ces mots, perdant patience, Gorani donna un grand coup à l’étui, qui sauta en l’air et retomba sur la table ; le juge le reprit avec un sourire de satisfaction. « Vous m’avez dit plus d’une fois, monsieur, répliqua l’ex-favori du ministre, que vous avez fait vos études à l’université de Coimbre. Or il faut que vous ayez oublié d’y étudier la logique ; ce que vous venez de me dire pèche absolument contre tous les principes de l’art de raisonner. » Là-dessus le juge se leva ; les greffiers derrière lui, les sbires derrière les greffiers, sortirent de la salle, et Gorani resta seul. Il entendit sonner deux, trois, quatre heures, et au moment où le coup de cinq heures allait partir, il vit entrer le jeune comte d’Oeiras, qui le prit par le bras et l’emmena chez son père. Là, on le fit dîner, car il était à jeun, et il eut l’honneur d’être servi par la famille du ministre, qui lui-même offrit du pain à l’homme qu’on venait de juger. Ce n’était donc qu’une mystification qui amusa fort la compagnie ; mais « le diable n’y perdit rien. » effrayé d’abord, puis fâché de l’aventure, Gorani vécut dès lors dans des transes continuelles, non qu’il craignît pour ses papiers, que son valet de chambre et « une charmante jeune fille qu’il avait chez lui » s’étaient empressés de brûler au premier bruit de son arrestation, mais parce qu’il était ennuyé de ne plus pouvoir dormir sur ses deux oreilles. Il était devenu triste et cauteleux, n’osait plus écrire la nuit, craignait même de se promener et se défiait des murs, qui pouvaient avoir des yeux. Aussi n’avait-il qu’une idée fixe : quitter le Portugal ; mais l’évasion n’était point facile. Le ministre le tenait dans sa main et avait les bras longs. Gorani recourut alors à un stratagème de comédie : il se fit écrire de Milan que son père était mort. La lettre fut naturellement ouverte à la poste, et elle était connue du ministre quand le prétendu orphelin se présenta chez lui, l’air morne et les yeux rouges, pour lui demander un congé. La faveur fut obtenue, et, libéré le 1er  mars, notre fugitif entrait dix jours après dans le port de Gênes.