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beau jeu dans les rues non éclairées. La nuit, Lisbonne était un coupe-gorge, et de loin en loin (dix-sept fois en moins de deux ans d’après notre guide) le sol se remettait à trembler.

Joseph de Carvalho n’était qu’un petit gentilhomme portugais poussé par des protecteurs augustes et par les jésuites, qu’il devait persécuter plus tard, mais il montra du cœur le jour du désastre. Il se rendit seul auprès du roi que tout le monde avait abandonné. Il y trouva une scène de comédie : le roi Joseph Ier et l’infant dom Pedro à genoux l’un devant l’autre, le roi suppliant l’infant de prendre la couronne, et l’infant suppliant le roi de la garder. « Elle est trop lourde pour moi, » disait l’un. — « Elle est encore moins faite pour moi, » disait l’autre. Ils avaient probablement raison tous les deux. Carvalho survint donc pendant ce dialogue ; il fut éloquent et rendit un peu de courage à ce pauvre souverain, qui le serra dans ses bras, et lui remit le sceau royal avec le pouvoir absolu. Carvalho commença par faire arrêter les cinq autres ministres, ses collègues, et les envoya en Afrique, où, dit-on, ils moururent empoisonnés. Ensuite il appela dans Lisbonne plusieurs régimens d’infanterie et de cavalerie, il fit venir tous les bourreaux du royaume et planter des potences dans tous les quartiers. Quantité de patrouilles parcouraient la campagne, et chacune avait avec elle un juge, un prêtre et un bourreau. On arrêtait tous les gens qui paraissaient suspects et on leur demandait leurs moyens d’existence ; s’ils ne pouvaient répondre, ils étaient jugés sur-le-champ, confessés et pendus ; 4,000 hommes furent ainsi exécutés en quinze jours, et dans le nombre, Gorani l’avoue, il dut y en avoir beaucoup d’innocens ; mais il fallait des lois de sang pour sauver ce qui restait de Lisbonne. Le tremblement de terre avait fait tomber les portes des prisons, d’où tous les malfaiteurs s’étaient rués dans la ville en criant à tue-tête qu’il n’y avait plus ni police, ni juges, ni roi, ni saints, ni Dieu. Maîtres du pays, ils commettaient tous les excès et tous les crimes. Ainsi délivré des ennemis d’en bas, Carvalho ne craignit pas de sévir contre ceux d’en haut : il abattit les grands et chassa les jésuites ; puis il tomba malade, et Gorani vit des scènes qui auraient tenté la brosse du duc de Saint-Simon. Le ministre était dans un état navrant ; on ne voyait dans ses yeux que frayeur et remords ; on l’entendait crier : « Le traître ! le monstre ! Tu veux me frapper ? que t’ai-je fait ? Pardonne-moi, j’ai tort. J’ai cru cela nécessaire, » ou encore : « On tue mon roi ! on m’assassine ! on assassine ma femme et mes enfans ! » Les courtisans paraissaient pétrifiés ; il y avait foule à la porte du palais, et tous feignaient de se désoler ou de se réjouir selon les nouvelles. Chaque passant tenait les yeux baissés dans la rue et n’osait les lever sur les gens qu’il rencontrait, de peur de laisser deviner sa pensée.