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négociant, le comte abbé Prasca, un visiteur assidu qui lui donna de très bons conseils. Il l’engagea fortement à entrer dans le commerce, excellent moyen de faire fortune sans se mettre aux gages d’un prince ou d’un ministre, et de sauvegarder son indépendance et sa dignité. Quand Gorani put descendre à terre, l’abbé le conduisit de théâtre en théâtre et le présenta dès le premier jour à plusieurs Espagnoles, notamment à la femme d’un négociant florentin établi à Cadix. « Je voudrais, mon ami, lui dit l’abbé, que Mme D… pût vous fixer parmi nous et vous engager à vous prêter à ce que nous voulons faire pour votre bonheur. Son mari est absent ; il est à Madrid pour une commission de ses associés. C’est une femme sentimentale. Elle a épousé son mari pour complaire à ses père et mère, qui désiraient l’établir richement… Je vous conseille de vous attacher à elle, d’autant plus que son mari est fort commode ; il l’a épousée aussi par spéculation, sans abandonner une maîtresse qu’il avait, et il lui laisse la plus entière liberté. » Tels furent les conseils de l’abbé, qui était d’ailleurs galant homme. Angélique, — c’était le nom de baptême de Mme D…, — plaisait à deux officiers espagnols, qu’elle recevait poliment, mais sans leur donner aucune espérance. Un soir, à la sortie du théâtre (on en sortait à neuf heures), ils la reconduisaient chez elle lorsqu’ils rencontrèrent le Télémaque italien et son sage mentor. Angélique congédia aussitôt les deux officiers ; « l’abbé en fut très charmé, » et laissa Gorani seul avec elle. Le couple ému se promena longtemps sous les ormes blancs de la Lameda, le mail de Cadix, où l’on était protégé par une grille contre les voitures et d’où l’on embrassait un grand espace de mer. Il s’y conclut un traité (nous parlons la langue de Gorani) plus vite négocié que celui de Westphalie. Angélique avait des traits peu réguliers, mais beaucoup de fraîcheur et d’éclat, la beauté du diable ; elle n’avait encore que dix-sept ans.

Gorani fut donc parfaitement heureux dans Cadix, ville d’affaires et de plaisirs qui avait de quoi enrichir et amuser ses 80,000 âmes. Pendant trois mois, du 17 mai au d4 août 1765, il vécut en pleine joie, accueilli, fêté partout, attiré dans une maison de commerce où il aurait fait fortune. Il avait renoncé au trône et il allait enfin trouver son assiette quand il eut la fatale idée, le 14 août, d’aller prendre le frais à la Lameda avant cinq heures du matin. Les grandes dames tôt levées s’y rendaient quelquefois, comme pour chercher fortune, et intriguaient les gens sous le voile : en Espagne, on le sait, toute la vie est un carnaval. Gorani fut donc accosté par une tapada qui lui parut avenante et bien faite, et qui lui dit mille galanteries avec un accent étranger. Elle lui demanda bientôt à déjeuner dans un des cafés de la promenade, et ils venaient de prendre le chocolat en tête-à-tête quand tout à coup la femme,