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— Qui êtes-vous ? demanda-t-elle d’une voix tremblante.

— Et ce petit brun, dont le désespoir a fait un ivrogne, et cet autre…

— Pourquoi relever tous mes vieux péchés ? dit Anne-Eliza fondant en larmes. Si vous me connaissez, vous savez que je m’en suis repentie et que j’essaie de mener une vie meilleure avec la grâce de Dieu, qui m’aurait pardonné des fautes plus graves.

— Peut-être, mais sans vous permettre pour cela de les oublier, ma mie. Je vous ménage encore, chère Éliza, il y a des choses que vous souffririez trop d’entendre de ma bouche. Vous êtes une jolie fille, le frère Goodwin s’en est peut-être aperçu comme les autres, mais il ne vous aime pas…

— Laissez-moi passer, s’écria la jeune femme exaspérée.

— Tout à l’heure, angélique créature. Le dépit ne sied pas à vos traits, l’extase religieuse leur va décidément mieux ; cultivez donc l’extase à votre aise ; mais, puisque vous êtes si dévote, pourquoi ne pas essayer d’être honnête ?.. Est-ce bien vertueux de tricher avec son futur mari ? Comment vous y prendrez-vous pour tricher avec le grand juge dont vous parlez toujours ?

La pauvre Anne-Éliza s’était naïvement persuadé que le pardon de Dieu avait effacé les actes répréhensibles de sa vie, comme s’ils n’eussent jamais existé ; rien ne pouvait donc lui être plus désagréable que de voir sa conscience se dresser devant elle sous la forme d’un voleur de grand chemin en fausse barbe et en bonnet de peau de loup.

— Allons, reprit Pinkey, vous allez écrire gentiment un petit billet à Morton Goodwin pour lui rendre sa parole. Je me charge de le porter.

— Je n’écrirai rien de pareil, dussiez-vous me tuer !

— Vous n’avez pas peur d’un coup de pistolet parce que vous espérez sauter tout droit au paradis, rusée que vous êtes ! Aussi n’ai-je aucune intention de vous tuer ; seulement si vous n’écrivez pas, j’écrirai, moi,… j’écrirai l’histoire véridique d’Anne-Éliza Meacham, et les motifs qui lui ont fait quitter la Pensylvanie pour venir prêcher dans le désert, quitte à damner les gens avec ses yeux bleus.

Anne-Éliza balança une seconde encore.

— Il dépend de vous que je garde vos secrets, dit Pinkey pour la décider.

Descendant de cheval, elle prit convulsivement le crayon que lui tendait son bourreau, qui persistait à la surveiller de près.

Pinkey dicta :

« Cher monsieur, notre engagement est rompu ; c’est ma faute et non la vôtre. »