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L’épouvantable changement des traits de son ami remplit Morton des pressentimens les plus douloureux. Lorsque Kike voulut prêcher, sa faible voix fut couverte à diverses reprises par les rumeurs d’une tourbe tumultueuse, qui était venue de Salt-Fork et de Jenkinsville dans la seule intention d’interrompre le meeting. Le tapage qu’elle fit fut si scandaleux dès le premier soir, que les frères se rassemblèrent pour savoir s’il ne conviendrait pas de lever le camp sans plus de retard ; mais deux hommes repoussèrent bien loin cette proposition pusillanime : ce furent Magruder et Morton. — Nous aurons demain le shérif Burchard pour nous protéger, dit le premier.

Le second n’avait pas grand espoir dans un shérif qui était allé chercher des votes jusqu’au fond des cavernes de voleurs, il craignait avec raison que Burchard n’eût les mains liées par ses alliances politiques.

— En attendant, reprit Magruder, vous ferez la police, frère Goodwin.

— Ne vous fiez pas à moi pour cela, répondit Morton, si je commande il y aura bataille. Les bandits me haïssent, plus d’une fois ils m’ont attaqué comme des bêtes féroces dans l’exercice de mon ministère, et je ne suis pas d’humeur à les ménager.

— Soit ! libre à vous de nous en débarrasser, dit l’ancien, dont le tempérament de boxeur se révélait toujours en pareille circonstance,

Morton eut vite organisé sa police ; chacun des frères reçut un casse-tête, quelques-uns des pistolets pour les cas extrêmes ; une partie de la force armée était à pied, l’autre à cheval. À minuit, Morton dépêcha des éclaireurs. De chaque côté de l’estrade qui servait de chaire, des feux brillaient sur de hautes plates-formes ; leur clarté se projetait dans tout le cercle formé par les tentes. Au-delà se trouvaient rangés une multitude de chariots couverts dans lesquels dormaient ceux qui n’avaient pu se procurer de meilleur abri.

Pour protéger ceux-là, le nouveau dictateur militaire avait ordonné que l’on dressât d’autres plates-formes où s’allumaient maintenant des feux semblables aux premiers. Les éclaireurs revinrent annoncer que l’ennemi, effrayé sans doute par ces préparatifs, avait évacué le camp ; mais Goodwin pressentit quelque ruse et posta prudemment des cavaliers sur toutes les routes aboutissant au terrain occupé, en leur enjoignant de l’avertir de ce qui surviendrait d’insolite.

À quatre heures du matin, l’une des sentinelles vint annoncer que les tapageurs arrivaient en force du côté de Jenkinsville. Goodwin s’y attendait ; il éveilla sa réserve, concentra les escouades éparses et les mit en embuscade de chaque côté du chemin de voiture ;