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au malade ? S’il ne lui en donnait aucun, ce serait le tuer, car Kike répétait toujours qu’il cesserait à la fois de travailler et de vivre.

Les frères étaient tous réunis pour recevoir les ordres supérieurs qui devaient envoyer à la mort un certain nombre d’entre eux. Secrètement émus et incertains s’ils se reverraient jamais, ils se serraient la main tout en chantant une hymne martiale du ton de soldats prêts à porter haut et ferme leur drapeau ; puis l’évêque, un vieillard défaillant d’âge, prononça ce bref discours : « Quand l’amirauté britannique voulut trouver un homme capable de prendre Québec, elle s’adressa d’abord au doyen parmi les généraux. Il répondit : — C’est une entreprise difficile. — On le mit de côté. L’un après l’autre les généraux répondirent d’une façon plus ou moins évasive jusqu’à ce que le plus jeune, — c’était le général Wolfe, — dit enfin : «Je prendrai Québec ou je mourrai. » Le vénérable évêque, s’arrêtant, regarda autour de lui et continua avec émotion : « Il fit l’un et l’autre. — Nous vous envoyons de même conquérir le pays qui vous est réservé. Nous avons besoin d’hommes prêts à vaincre et à mourir. Quelques-uns de vous, chers frères, feront les deux. Si vous succombez, que ce soit en prédicateurs méthodistes, à votre poste, en face de l’ennemi et un hourra de triomphe sur les lèvres. »

L’effet de ce simple discours fut indescriptible. — Les cris de Dieu le veuille ! et d’Alléluia ! éclatèrent de toutes parts dans la vieille cabane qui servait d’église. Chacun ambitionnait maintenant le poste le plus pénible.

L’évêque commença la lecture de la liste. Quand il fut à la moitié environ, Morton Goodwin ne put réprimer un tressaillement ; il avait entendu son nom accouplé à celui du circuit de Jenkinsville. Jenkinsville était situé dans une partie de l’Ohio où l’on ne pouvait envoyer qu’un homme solide et d’une bravoure à toute épreuve. Les rôdeurs de ce circuit étaient pires que les alligators mississipiens ; mais aucune difficulté ne déplaisait à Morton. Il attendit le nom de Kike ; ce fut le dernier prononcé. L’évêque, n’osant pas lui imposer le fardeau d’un circuit, l’envoyait comme second dans les solitudes du Michigan.

Une bénédiction termina la cérémonie, et les frères qui abandonnaient leurs foyers, leurs père et mère, leurs femmes et leurs enfans pour le royaume de Dieu, allèrent l’un après l’autre échanger un adieu fraternel avec Kike, puis chacun partit de son côté.


VIII. — CONVALESCENCE.

La convalescence de Kike fut le temps le plus heureux de sa vie. Il pouvait à peine marcher ; il restait du matin au soir auprès de la