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VII. — LA CONFÉRENCE DU PLATEAU DES NOYERS.

Plus de deux années se sont écoulées depuis que Morton a fait son grand sacrifice. Nous le retrouvons se dirigeant à cheval vers l’église du Plateau des Noyers, en habit de prédicateur méthodiste. Il a bonne mine malgré les fatigues d’une rude tournée dans les montagnes du Kentucky oriental et les périls d’une autre mission dans les champs de roseaux pestilentiels du Tennessee de l’ouest. Morton Goodwin s’est mis à prêcher presque aussitôt après sa conversion. Assez ignorant de la théologie, il porte dans son sac les œuvres des deux Wesley et sa bible ; les anciens le conseillent au besoin, son tact naturel le guide, et il s’en tire de manière à faire supposer qu’il ira loin. Du reste, sincère avant tout comme par le passé, il reconnaît que son cœur est trop disposé encore à regarder en arrière, et toujours en arrière lui apparaît Patty souriante à son rouet. Il retrouve cette image dans la solitude des forêts, quoiqu’il s’efforce de la chasser par des cantiques, et lorsqu’il a deux fois rendu visite à ses parens, s’est fait violence pour ne point passer devant la maison du capitaine. — N’allez pas croire qu’il soit malheureux cependant : sa besogne lui est chère, la rencontre éventuelle des Indiens, des brigands, des alligators, satisfait les aspirations de sa première jeunesse, et il compte de nombreux amis ; l’empressement de tous les autres autour de lui lorsqu’il atteint le Plateau des Noyers en fait foi. On se rassemble pour la conférence après une année de séparation, on échange des récits, des plaisanteries amicales. Tandis que Morton répond en riant à un collègue qui le félicite de n’être pas encore dévoré, son regard rencontre celui d’un autre frère qui se tient à l’écart. C’est un jeune homme aux traits solennels et blêmes décharnés par la fièvre ; il porte par-dessus ses vêtemens une couverture percée de deux trous pour les bras. — Que Dieu te bénisse, mon cher vieux Kike, dit Morton en écartant tous les autres pour courir à lui. Tu as l’air malade.

Kike sourit faiblement, tandis que son ami passe un bras autour de ses épaules et le regarde dans les yeux.

— Malade en effet, mais encore debout.

— Parbleu ! et tu te remettras vite ; où demeures-tu ?

— Là-bas. — Kike indique du doigt les tentes d’un camp que l’on entrevoit à travers les arbres. Les gens des environs, ne pouvant, abriter la conférence chez eux, se sont décidés à entretenir ce camp.

Morton secoue la tête. — Ta fièvre est mal soignée, dit-il. Laisse-moi te trouver un autre gîte.

Ce n’était pas facile. Les rares méthodistes du pays avaient déjà des hôtes choisis parmi les plus vieux ou les plus infirmes, Morton s’adressa au seul médecin qu’il y eût en ces parages, M. Morgan, un