Page:Revue des Deux Mondes - 1874 - tome 5.djvu/801

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

instant. — Non, répondit-il, j’aime encore mieux me tuer que d’en tuer d’autres.

— Qui vous parle de cela ? dit Burchard affectant de rire, je voulais seulement détourner votre esprit d’une sottise, et maintenant, monsieur,… comment vous appelez-vous ?..

— Goodwin, Morton Goodwin.

— Morton Goodwin ? répéta Burchard en fixant sur lui son regard scrutateur. — Ils restèrent une minute debout l’un auprès de l’autre, silencieux, au clair de la lune. Enfin Burchard reprit d’une voix altérée : — J’ai eu autrefois un compère du nom de Louis Goodwin,… enragé s’il en fût, mais bon garçon… Il a péri dans une rixe à Pittsburg.

— Hélas ! c’était mon frère, dit Morton.

— Votre frère ! vous vous moquez de moi !.. Son père avait un nom de patriarche, Abraham, Moïse…

— Job, interrompit Morton.

— En effet ! Les vieux parens ont dû avoir du chagrin de toutes les diableries de Louis ; mais ils n’en sont pas morts pourtant ?

— Non.

— Ils vivent tous les deux ?., et vous voulez les tuer par votre suicide ?.. Vous ne pensez donc pas à votre mère, malheureux ?

— Taisez-vous, dit Morton en fermant le poing avec fureur, car une vision de ce que souffrirait sa mère était passée soudain devant ses yeux.

— Tout beau, camarade ! Je vais vous rendre votre cheval et votre fusil contre un billet. Dans six mois, ils devront rentrer dans mes mains avec cent vingt-cinq dollars. C’est tout ce que je peux faire en mémoire de mon vieux Louis Goodwin, qui m’a souvent rendu service.

Morton le remercia, signa le billet et voulut essayer de dormir, mais à deux heures du matin il était à l’écurie et enfourchait Dolly, non pas pour rentrer au logis paternel, car ses pertes au jeu ne pouvaient manquer d’atteindre les oreilles du capitaine, déjà irrité qu’il lui eût manqué de parole pour le charivari, et puis Kike le persécuterait plus que jamais. Il tourna le dos à la colonie d’Hissawachee et essaya, comme tant d’autres l’ont fait, de se fuir lui-même.

Vers midi, Morton, qui avait suivi un sentier inconnu, s’arrêta devant une cabane que le bois de daim placé au-dessus de la porte faisait reconnaître pour un de ces lieux hospitaliers où le voyageur trouve une place sur le plancher pour y dormir, un peu de mauvaise nourriture et du whisky à discrétion. Il y avait une douzaine de chevaux attachés aux arbres environnans, et Goodwin laissa reposer le sien parmi eux, — L’auberge où il entra avait la mine d’un